Au commencement pour les hindous, ce monde n’était que l’Être sans dualité : Sat. Certains mouvements affirment aujourd’hui qu’au commencement, ce monde n’était que non-Être (a-sat) sans dualité, et que l’Être sortit du non-Être. Mais, postulent les hindous, comment l’Être pourrait-il sortit du non-Être ? Au commencement donc, ce monde doit avoir été l’Être pur, unique et sans second. “Et puis, quelque chose tressaillit dans l’immense néant. Un mouvement sans nom, une idée sans pensée. Pressant, insatisfait, sans but, Quelque chose qui voulait mais ne savait pas comment être, aiguillonna l’Inconscient pour éveiller l’Ignorance” (Sri Aurobindo – Savitri)…
L’évolution humaine avait commencé, le Non-Manifesté s’était involuté dans la Matière. Et toutes les formes de la vie telles que nous les connaissons aujourd’hui, allaient éclore au cours des millions d’années qui suivirent : le minéral, le végétal, puis les premiers genres de vie biologique, animale, et ensuite humaine, du protoplasme jusqu’à l’homo sapiens. Pour les hindous, l’essence de cette descente du Non-Manifesté sur terre, c’est jiva, l’âme, le Soi, une étincelle de l’Infini cachée en toute chose. “Jiva est perçue par l’homme, écrit l’historien et indianiste Alain Daniélou dans son livre “Mythes et Dieux de l’Inde”, comme un vide au fond de son être, qui est son moi le plus intérieur – mais un moi commun avec les autres êtres – et qui est l’Océan informel du Soi d’où émerge la nature particularisée de chaque être” (Mythes 42). Jiva est donc présente dans chaque élément de notre monde, du végétal à l’humain en passant par l’animal. C’est en elle que la fleur trouve son infinie beauté ; c’est par elle que l’animal acquiert sa grâce ; c’est pour elle que l’homme aspire à aller toujours plus haut. “Aussi minuscule qu’un atome, aussi vaste que l’univers, le Soi est impalpable, on ne peut le saisir ; éternel, il ne peut être détruit. Sans attachements, libre, rien ne peut lui porter atteinte”. (Taittirîya Oupanishad). Et c’est justement dans l’être humain que cette âme trouve sa plus haute expression. Car la philosophie indienne affirme que jiva, qui se réincarne de vie en vie, se perfectionne au cours des âges. Chaque expérience enrichit l’âme : souffrances ou joies, honneurs ou disgrâce, roi dans cette vie, paysan dans la prochaine, criminel hier, ou sage demain – tout est bon, il n’est rien que l’âme néglige. Lorsque nous mourons, soulignent-ils, le corps physique retourne à la terre universelle, l’intellect se dissout dans un mental universel, et le vital – c’est-à-dire l’ensemble de la personnalité énergétique, la masse des impulsions et des désirs que nous avons formée au cours d’une vie, retournent à un Vital universel. Et puis l’âme renaît, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle redevienne pleinement consciente de la divinité dont elle émane. “Vieux et usé, il devient jeune encore et encore”, (Rig Veda). Ce concept de la réincarnation, sans lequel il est bien ardu d’accepter le pourquoi de notre douloureuse existence a disparu de l’Occident. “Il nous est difficile, s’exclame l’écrivain français Satprem, de comprendre par quelle aberration, ou quelle Ignorance colossale, nos Eglises modernes ont décrété que nous n’avions qu’une vie et une seule pour trouver la clef du Mystère ; et selon nos actes, surgis on ne sait d’où, aller dans les enfers éternels ou dans le repos des cieux pour toujours – quel dieu sadique a-t-il pu inventer chose pareille ?”
A chaque étape de l’évolution de l’âme correspondait dans les temps védiques une varna, ou caste. Après son passage chez l’animal, l’âme encore fruste devait supposée s’incarner dans le corps d’un shudra, serviteur, paysan, pécheur, ou travailleur manuel. Celle qui s’était un peu plus affinée, devenait vaishya, marchand, boutiquier, homme d’affaires. Puis, l’âme qui avait acquis au cours de milliers de naissances des idéaux de noblesse, de courage et de don de soi, devenait kshatriya, guerrier, noble, prince ou roi. Et enfin, jiva atteignait le statut de brahmane, celui qui est né deux fois, qui s’est identifié à la source, le rishi, le sage. Alors, affirmaient les sages védiques, lorsque toutes les âmes de toute cette terre seront nées deux fois, lorsqu’elles auront toutes parcouru la courbe parfaite, du protoplasme à l’illuminé, lorsque tout sera le Manifesté : “La Nuit, splendide d’une lune qui rêvait dans le ciel, Prendra possession dans une paix argentée de son règne lumineux. Dans son immobilité, elle couvera une pensée et dans son sein préparera une Aube plus grande” (Sri Aurobindo – Savitri, p. 724) Les Hindous exerçaient la laïcité parfaite, car ils pratiquaient – et pratiquent encore aujourd’hui – une spiritualité non sectaire. Il y a 7000 ans, les sages védiques, pour décrire la loi universelle, dont ils avaient fait au dedans d’eux l’expérience spirituelle et occulte, avaient inventé le mot dharma. Le dharma, c’est tout ce qui vous aide à devenir conscient de votre âme, à aller vers la découverte intérieure de jiva, à incarner le Non-Manifesté. Pour ce faire, les Hindous ont codifié au cours des âges toute une série de systèmes et de disciplines auxquels ils donnèrent le nom de yoga. Il y a bien sûr toutes sortes de yoga : “karma yoga, le yoga du travail ; jana yoga, le yoga de la connaissance ; bhakti yoga, le yoga de la dévotion ; ou bien hata-yoga, le yoga du corps, le seul qui soit vraiment connu en Occident. La personnalité de chaque individu, énoncent-ils encore, est composée de trois éléments ou gunas : le tamas, qui est l’élément d’inertie, de lourdeur, de paresse ; le rajas, l’énergie plus dynamique des désirs et des impulsions ; et le satwam, l’élément divin en nous. Tous ces yogas tentent donc de faire ressortir le satwam, en sublimant le tamas et en mettant la bride au rajas.” Au commencement tout n’était qu’obscurité : tamas. Lorsque le non-Être s’involua, cette obscurité devint instable, à tendance désintégrante, et l’élément centrifuge apparut : rajas. Stimulé, il devint à son tour instable et la tendance cohésive se manifesta : sattvam (Maitrâyanî Oupanishad). Le karma est un autre concept de l’Hindouisme que l’on confond souvent avec la notion chrétienne de péché. Les hindous (et surtout les Bouddhistes) sont persuadés que toutes les actions, bonnes ou mauvaises, que nous commettons au cours de nos vies, portent automatiquement en elles une conséquence pour cette vie ou de prochaines vies. Mais il n’y a là aucune connotation morale, aucune notion de bien ou de mal ; c’est tout simplement pour eux une logique mathématique et implacable. C’est ainsi que pour un Hindou, il n’y a pas d’injustice : la souffrance de cette vie, peut être la conséquence d’un karma encouru dans une autre vie. Et le bonheur d’aujourd’hui résulte de bonnes actions accomplies dans un corps précédent. Dans le temps, cette notion de karma était souvent liée au varna, à la caste où l’on naissait, ainsi que le commente Jean Deleury : “l’axiome qui veut que tout homme, par sa naissance, soit affecté de la même “structure du moi” que tous les autres membres de la communauté à laquelle sa famille appartient, est rationalisé dans l’Hindouisme par la théorie du karma ; théorie qui fait que nul ne naît au hasard mais selon ce qu’il a été dans des existences antérieures”. (Modèle, 72) L’explication la plus cartésienne de ce concept se trouve dans les maladies, qui elles aussi incarnent une sorte de karma. Ainsi nous savons aujourd’hui que nos problèmes cardiaques proviennent d’un trop grand stress, ou d’une tendance coléreuse ; et que le cancer peut résulter d’un tas de pressions émotives, d’une vie désordonnée et d’un mauvais équilibre nutritionnel. Et inversement, un corps en bonne santé à 60 ans est souvent la conséquence, la récompense si l’on pourrait dire, de 59 années d’une vie saine et équilibrée. C’est pourquoi les Hindous sont si fatalistes et acceptent plus facilement que nous souffrances et circonstances adverses : karma. Le théorème de l’avatar est également essentiel à la compréhension de l’Hindouisme. Les Hindous pensent que l’Infini, l’Immanent, quels que soient les noms que nous lui donnons, s’est manifesté à différentes périodes cruciales de l’humanité sous différentes formes humaines. Le Christ, Krishna, Bouddha, Mahomet, Confucius, sont tous des avatars au yeux des Hindous. Chacun de ces fils de Dieu a expliqué sa religion dans les termes et les paraboles qui convenaient à l’époque où il s’était incarné, et aucun d’entre eux, excepté peut-être Mahomet, n’a prétendu qu’il était la seule incarnation de Dieu ni la dernière, ou qu’il détenait l’absolue vérité. Ce sont les disciples, disent les Hindous, puis plus tard les papes ou les imams, qui ont donné à cette religion-là ou à cette autre son aspect exclusif, militant, fossilisé. “De même que d’un lac inépuisable s’écoulent des rivières de tous côtés, de même jaillissent des incarnations innombrables de Celui qui efface la douleur, qui est la somme de toutes les réalités. Les voyants, les prophètes qui révèlent la Loi, les dieux, font tous partie de lui ”, s’écriait il y a 5000 ans la Bhâgavata Purâna.
Enfin, il est difficile de comprendre l’histoire du sous-continent, sans tenter de cerner le concept de la shakti, l’énergie, principe du divin. “Sans lui, elle n’existe pas ; sans elle, il ne se manifeste pas”, dit la tradition indienne. En Inde – et c’est souvent un paradoxe – la femme est pouvoir de réalisation. C’est la Mère éternelle qui est Toute-Sagesse, Toute-Force, Toute-Beauté, Toute Perfection. Ainsi depuis les temps védiques, l’Hindou a vénéré la femme sous toutes ses formes : Mahalaksmi, Mahakali, Maheshwari, Mahasaraswati. Et même la terre de l’Inde est femme : Mother India, la Mère de l’Inde. Elle est la conscience transcendante dans toute connaissance. Elle est le vide dans tous les vides. Elle, au-delà de qui il n’est point d’au-delà, est appelée l’Inaccessible : Dûrga. (Devî Oupanishad). Derrière les apparences – mariages arrangés, soumission de la femme, attachement rural à l’héritier mâle qui peut mener à l’infanticide dans certains milieux très pauvres – le rôle de la femme en Inde est primordial. C’est elle qui tient les cordons de la bourse, prend les décisions importantes, surveille la destinée des enfants. Ce concept de la shakti est si bien ancré dans la conscience des Indiens, qu’il a même survécu à la partition du sous-continent : tous les pays d’Asie du sud, même s’ils sont musulmans, ont, ou ont eu des femmes à leur tête : Srimavo Bandaranaike au Sri Lanka, fut la première femme chef d’état au monde ; Indira Gandhi dirigea l’Inde d’une main de fer pendant presque 20 ans ; le Bangladesh et le Pakistan, pays islamistes par excellence, ont pourtant porté au pouvoir Begum Khaleda Zia et Benazir Bhutto. Le mythe mensonger du polythéisme Durant toute l’histoire de l’Inde, ce concept du dharma, du devoir universel, laissa une telle latitude, une telle liberté à ses adeptes, que toutes sortes de philosophies, de cultes (dans le sens large et positif du terme) et de concepts spirituels en dérivèrent – toujours reconnaissant la vérité centrale du dharma. C’est pourquoi les Hindous affirment qu’il n’y a jamais eu d’exclusivisme dans leur religion. Pour Alain Daniélou, ce phénomène exceptionnel “est le résultat d’une tradition de tolérance qui est née d’une profonde conviction enseignée à tous les niveaux de la société, que les méthodes qui permettent à chacun de se réaliser pleinement individuellement et socialement sont extrêmement variables et ne peuvent être dogmatiquement standardisées” (Mythes 7). C’est ce principe fondamental qui a donc permis à l’Inde de survivre avec une prodigieuse continuité alors que tous les autres continents voyaient leurs civilisations, leurs cultures, leurs religions systématiquement détruites. Malheureusement, deux facteurs ont perverti l’image de l’Inde ; le premier c’est les invasions musulmanes et le deuxième la colonisation européenne. C’est ce choc entre ces deux grandes religions monothéistes et le credo polythéiste de l’Inde qui aura le plus faussé notre conception de l’Inde. Pourtant, les Hindous affirment que leur religion est la plus monothéiste au monde, parce qu’elle reconnaît l’Unité d’un seul Créateur, qui s’incarne dans la multitude. “Il existe des courbes dont l’équation ne peut être résolue, écrit Alain Daniélou dans son livre Mythes et dieux de l’Inde. Dans de telles circonstances, le mathématicien recherche des cas particuliers dans lesquels la formule se simplifie. A l’aide des données ainsi obtenues il marque divers points de la courbe et peut arriver ainsi à en tracer approximativement le contour. Ceci aurait été impossible à l’aide d’une seule approche, d’un seul point de vue. Ainsi la théorie du polythéisme est basée sur une conception similaire. C’est seulement par la multiplicité des approches que nous pouvons nous faire une idée de cet Inconnaissable qu’est la Réalité-transcendante. (Mythes 22,23). Les sages védiques estimaient quant à eux “que la cause première doit être au-delà du nombre, autrement la cause première serait le nombre”. En effet, pour les Hindous, la nature de l’Illusion, Maya, est représentée par le nombre Un. Car si on parle de la forme manifestée d’un dieu unique, cela implique une confusion entre des ordres de choses différents. Dieu manifesté ne saurait être un. Bien que dans sa forme manifestée le divin soit nécessairement multiple, il ne saurait dans son essence être ni un ni plusieurs. Il ne peut donc être défini. Le divin est ce qui reste quand on nie la réalité de tout ce qui peut être perçu ou conçu. Il est neti neti, ni ceci ni cela, rien que l’esprit puisse saisir ou les mots exprimer” (p. 25). Ce concept permet ainsi aux Hindous, sans doute les plus grands dialecticiens du monde, de définir toutes les manifestations de dieu en quelques mots. Ainsi par exemple : a) dieu est dans le monde ; b) le monde est en dieu ; c) le monde est dieu – ou dieu est le monde ; d) le monde et dieu sont distincts ; e) dieu est distinct du monde, mais le monde n’est pas distinct de dieu ; f) il est impossible de distinguer si le monde est distinct de dieu ou non… “Remplacez, écrit Daniélou, le terme dieu par le mot “cause” ou tout autre terme qui convienne à votre habitude mentale et à votre atavisme. Et voilà ce que cela donne : a) il y a du fil dans le tissu ; b) le tissu est dans le fil (sa nature et son existence dépendent entièrement du fil) ; c) le tissu est fil ; d) pourtant le tissu est différent du fil ; e) le fil existe en dehors du tissu, mais non pas le tissu ; f) nul ne peut dire si le fil et le tissu sont distincts ou non.” (Mythes 72). Jamais la nature parfaitement monothéiste du polythéisme hindou n’aura été mieux définie que par ce simple exemple. C’est cette unité dans la diversité de la religion hindoue qui a été toujours ignorée, méconnue, non-comprise en Occident. Les hindous par exemple, reconnaissent la divinité d’autres religions. Il est parfaitement normal pour l’un d’entre eux de vénérer chez lui l’image du Bouddha, de Krishna (le dieu d’amour Hindou), du Christ et de la pierre noire de Kaaba. Les Chrétiens, convaincus que leur dieu est l’unique véritable divinité, prennent ombrage de ce que le Christ soit mis sur le même pied que des divinités “païennes” ; mais, disent les Hindous, ceci de notre point de vue est un sectarisme, car seul un fou peut croire qu’un avatar est supérieur à un autre. Voilà tout l’échec des religions, la raison des toutes les guerres religieuses, absurdes, monstrueuses, inutiles. Nous n’avons jamais essayé de convaincre qui que ce soit de la supériorité de notre religion. L’Hindouisme n’a jamais tenté d’évangéliser, il n’a jamais utilisé la force de ses armées, comme les Musulmans ou les Chrétiens, pour convertir d’autres nations ; il n’a même pas comme les Bouddhistes, pourtant une religion non-violente, envoyé des missionnaires pour évangéliser l’Asie. Quel livre d’histoire a jamais pris en considération ce facteur ? Et de conclure : l’Hindouisme n’est pas une religion dans le sens propre du mot, c’est une manière de vivre, une spiritualité innée, la dernière au monde qui soit encore vivante.
François Gautier
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