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Photo du rédacteurFrancois Gautier

LA GRANDE FETE DES EUNUQUES EN INDE

En Inde, les eunuques, appelés « hijras », ainsi que les hermaphrodites (*), constituent une secte à part, avec ses traditions, ses règles et sa hiérarchie. Mis au ban de la société, ils sont pourtant considérés de bonne augure lors des mariages ou des naissances : dans le nord de l’Inde, on peut ainsi les voir roder autour des temples ou des maisons, imposant leurs mentons rasés de près et leur épaules musclées sous des saris multicolores. Il vivent également de la prostitution, de la mendicité ou de spectacles de danse et de chants.

Aujourd’hui, les eunuques indiens, qui seraient au nombre de 1,2 million, s’organisent et cassent les préjugés de la société hindoue. C’est ainsi qu’il y a un an, un eunuque, Kamala Jaan, avait été élu maire de l’importante ville de Katni. Malheureusement, ses adversaires avaient aussitôt engagé une procédure d'invalidation, parce que le siège pour lequel il s'était présenté était réservé à des candidats du sexe féminin (aux élections municipales en Inde, un tiers des sièges sont réservés aux femmes). La semaine dernière, la haute cour de l'Etat du Madhya Pradesh (centre de l'Inde) a conclu que Kamala Jaan, premier maire eunuque de l'Inde, « n'était pas habilité à être candidat à un siège réservé à des femmes ». Kamala vient de saisir la cour fédérale indienne.

Qui sont donc les eunuques ? La légende indienne raconte qu’il y a bien longtemps, lorsque les tigres et les éléphants parcouraient encore en liberté les jungles de l’Inde ancienne, l’asura (démon) Ravana, voulut se marier. Mais il était si laid, si repoussant, qu’aucune femme ne voulut de lui. En désespoir de cause, il implora Shiva, le dieu suprême du panthéon hindou, de lui trouver compagne. Shiva eut pitié delui et prit une forme androgyne, Koothandar, qui parla ainsi au démon : « O Ravana, chaque année, je prendrai naissance, ce jour, à la même heure, et mourrai le lendemain soir. Je serai ainsi ta femme pour une nuit et un jour - et ceci jusqu’à la fin des temps. »

Ainsi en fut-il. Et depuis, chaque année, Koothandar, qui n’est ni femme ni homme, mais l’incarnation bisexuelle de Shiva, devint le dieu des eunuques. Plus encore, ce dieu unique en vint, au fil des âges, à incarner l’élément féminin dans chaque homme. Car la religion hindoue admet qu’il y a une femme dans chaque mâle et qu’il peut parfois arriver qu’un homme se réincarne en femme d’une vie à une autre ; ou vice-versa. Ainsi, dans les villages du Tamil Nadu, les petits garçons sont habillés en filles, avec tresses et bracelets aux poignets, entre trois et cinq ans; ainsi, des grands sages, tel Ramakrishna, affirment « que l’on ne peut connaître Dieu, si l’on ne réalise pas en soi-même l’élément féminin » ; ainsi la société indienne a accordé une place unique aux eunuques, même si leur caste est considérée encore plus basse que celle des intouchables.

Une fois par an, donc, comme il l’avait promis, Koothandar se réincarne l’espace d’une nuit et d’un jour. Durant ces vingt quatre heures, tous les des eunuques, les hermaphrodites, les androgynes et les homosexuels de la Grande Inde accourent vers un petit village près de Pondichéry, tout au Sud du pays, où a lieu cet unique festival. Le premier matin on habille Koothandar de vêtements féminins, pendant que dans les villages des alentours des hommes parfaitement hétérosexuels, se revêtent de saris, ou tout simplement se passent des bracelets aux poignets et une guirlande de jasmin autour du cou, pour afficher leur féminité. Koothandar est alors paradé dans les rues et les prêtres, assis sur le chariot, distribuent des prasads (nourriture auparavant offerte au dieu) ; les enfants sont levés vers le dieu pour recevoir ses bénédictions, alors que les femmes prient pour avoir un fils premier-né..

Enfin, tout le monde se dirige vers le temple où les fidèles offrent des noix de coco, se prosternent devant le lingam (symbole phallique de Shiva) sur lequel on a versé de la poudre rouge, symbole de la fertilité. Les prêtres marient des couples mixtes : hétérosexuels et eunuques, femmes et hermaphrodites. C’est le grand bazar de l’amour, mais sans contrainte, bon enfant et décontracté. Peu à peu la fête commence : les eunuques se mettent à danser, lentement, lascivement d’abord, puis de plus en plus frénétiquement, véritable invitation sauvage, sensuelle . Et l’alcool aidant, les couples se forment. Les eunuques se donnent aux (vrais) hommes, qui sont venus nombreux, attirés par l’arrack (alcool de palme), la danse et le sexe pour quelques roupies. Les jeunes filles, se prenant au jeu, offrent leur virginité à leurs amoureux dans quelque buisson derrière le temple. Les femmes regardent d’autres hommes que leurs maris...

Au petit matin, tout le monde émerge un peu hébété. C’est une nouvelle journée d’offrandes et de prières qui commence. Il faut maintenant se purifier des excès de la nuit et déjà se préparer à la mort du dieu. Dehors, la fête bat son plein, avec ses ménages en bois, ses vendeurs de pacotille et les familles endimanchées, bouche-bée devant les eunuques qui minaudent. Puis le deuxième soir venant, un long cortège commence à se former derrière le chariot du dieu où les prêtres distribuent quelques dernières largesses. Les hommes marchent en tête, un trident (emblème de Shiva) piqué de citrons à la main ; les eunuques eux, dansent encore éperdument au milieu de la foule, sachant que leur heure de gloire touchant à sa fin, ils vont redevenir parias.

Arrivés dans un champ, on apporte aux prêtres des jeunes coqs. En prononçant un mantra (incantation sacrée), le brahmane leur tranche net la tête d’un coup de machette. Le sang est alors mélangé à du riz, élément masculin et du curcumin, élément féminin, puis on en asperge le dieu. Enfin, c’est l’heure de la mort de Koothandar. Un à un ses vêtements féminins lui sont retirés, jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus que la paille tressée qui recouvrait son ossature de bois. Cette paille est ensuite étalée devant le dieu maintenant nu, son immense sexe en bois pointant au ciel. Puis on met le feu à la paille. Alors, les hommes arrachent leurs guirlandes de fleurs, déchirent leurs saris et cassent leurs bracelets, signifiant la mort de leur élément féminin, pendant que les eunuques et les androgynes se lacèrent la poitrine et poussent des cris stridents de douleur en se jetant dans les bras l’un de l’autre : Koothandar vient de mourir.

Puis, chacun repart de son côté : les hommes vers leurs femmes ; les eunuques et les hermaphrodites vers leurs temples et leurs bordels. Et Koothandar redevient Shiva, le créateur, Un et Indivisible.

François Gautier

(*) De rarissimes personnes sont nées hermaphrodites, ou avec une infirmité sexuelle, mais la grande majorité des eunuques, bien qu’ils le nient, ont été castrés très jeunes.


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