LA MAIN D’AMOUR
“Ambukarrangal”, ‘ la Main d’Amour ’. Tel était le titre honorifique que les Indiens avaient décerné au père Pierre Ceyrac, qui vient de mourir en Inde à l’âge de 98 ans.
Né en 1914 en Corrèze, d’une grande famille bourgeoise catholique , (un de ses frères, François Ceyrac, décédé il y a deux ans, devint patron du CNPF), Pierre Ceyrac voulut être missionnaire dès l’âge de 15 ans: “Un jour, j’ai entendu parler du sanskrit et cela été une révélation – c’est en Inde que je voulais aller » nous avait-il dit dans une des dernières interviews qu’il ait accordées. Le jeune Ceyrac apprend donc le sanskrit et est bientôt capable de lire dans le texte les Upanishad, les écrits sacrés de l’hindouisme. Il débarque en Inde en 1937. Et tout de suite cela avait été le grand amour : « Je suis immédiatement bien senti en Inde; c’est un grand pays, un des seuls au monde qui ait encore quelque chose à dire” ;
Après avoir rencontré Gandhi, qui aura une grande influence dans vie, Il est ordonné prêtre en 1945 à Darjeeling (état du Bengale). Mais très vite, il s’installe au Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde, où il passera pratiquement toute sa vie. Il apprend donc le Tamoul, comme il avait maîtrisé le sanskrit. Nous nous rappellerons toujours lorsqu’il nous récita – en tamoul – un poème de la Sangha, la grande tradition épique dravidienne, qui date d’avant Jésus Christ: “les yeux des villageois brillent quand ils m’entendent déclamer ces vers”, avait-il souri.
Pourtant il découvre d’énormes problèmes en Inde: “savez-vous qu’il y a 170 millions d’Intouchables en Inde et 200 millions de tribaux, qui sont au même rang que les Intouchables et qu’ils sont victimes de la plus grande exclusion du monde” ? Il tombe également pour la première fois sur des lépreux, mendiant près d’un grand temple de Madras: « les lépreux sont encore plus ostracisés que les intouchables, répétera-t-il souvent ; il faut leur manifester une grande tendresse en les touchant constamment, afin qu’ils se sentent aimés ». « La moitié des mendiants à Madras sont des lépreux, disait-il encore en 2001 – et j’en nourris 700 par semaine » ! Mais, grâce à ses efforts, conjugués à ceux du gouvernement indien, la population des lépreux en Inde est passée de 5 millions au début des années 60 à moins d’1 million aujourd’hui.
Contrairement à d’autres qui ont bâti leur renommée sur les bidonvilles, il relativisait la pauvreté: «’Il est vrai que 326 millions d’Indiens vivent en dessous de seuil de la pauvreté, c’est à dire qu’ils ne peuvent se payer qu’un seul repas par jour. Par contre, en dehors des 100 millions d’Indiens, qui sont riches, ou extrêmement riches, qui peuvent se payer une moto ou une Rolls, vous en avez 600 millions qui sont en voie de développement, c’est à dire qu’ils peuvent se payer un vélo, une mobylette ou un scooter… J’ai le sentiment que la pauvreté en Inde va disparaître ».
Mais ce qui, par dessus tout, rendait le Père Ceyrac différent de tous les missionnaires, c’est qu’il respectait la culture indienne: « il est temps que l’Inde rappelle à l’Occident que l’essentiel est invisible aux yeux. Pour un Indien, Dieu existe, c’est évident, mais si nous existons, çà c’est une autre affaire…pour les Français, nous existons, maintenant à savoir si Dieu existe, c’est une autre affaire ».
Le père Ceyrac n’essayait donc jamais de convertir: “il y a longtemps que j’ai abandonné l’idée de convertir ! La parole du Christ, c’est dans l’action, dans l’allégement des souffrances des plus pauvres, des ‘Harijans’ (intouchables) ». Le Jésuite condamnait ainsi le programme d’Evangélisation cher aux Protestants : “je n’aime pas le prosélytisme militant des missionnaires américains – les Pentecôtistes, Adventistes et autres mouvements, qui essayent de convertir en utilisant l’appât économique; aimez vous les uns les autres – et ce n’est pas facile dans le monde d’aujourd’hui ! Sauver un enfant, c’est sauver le monde”.
Le ‘Saint Vincent de Paul des Indes’ s’inquiétait durant ses dernières années de la crise des valeurs en Inde : « MTV, les Mac Donald, les portables, le matérialisme, le sida. Il y a une érosion très forte dans les milieux étudiants des valeurs traditionnelles. Il y en a qui donnent cinquante ans encore avant que les villages soit contaminés par cette américanisation ». Mais comme toujours, il était optimiste : « j’ai remarqué que l’Inde a remarquablement résisté à toutes les invasions et a tout assimilé… Alors, il y a peut-être de l’espoir »…
La dernière fois que nous l’avons vu, il nous avait dit, une larme dans ses yeux bleus de grand enfant: “je voudrais mourir ici en Inde, car c’est mon pays”.
Il a tenu parole : celui qui était devenu une légende vivante au pays des Tamouls, et avait été promu officier de la Légion d’honneur en 2008, a été enterré dans le cimetière qui jouxte le Collège Loyola de Madras, là où il avait vécu presque toute sa vie. Le dernier des grands missionnaires ‘blancs’ nous a quittés.
François Gautier
Une messe en la mémoire du père Ceyrac sera célébrée le 14 juin à 18h300 en l’église Saint Sulpice à Paris
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