ARUN KOLATKAR
Poèmes de Bombay
Gallimard vient de publier, en édition bilingue, un remarquable recueil de poèmes d’Arun Kolatkar, considéré comme l’un des plus grands écrivains indiens de sa génération.
On ne connaît pas grand chose de la poésie indienne chez nous, hormis quelques extraits du Mahabharata de Peter Brooks, dont Jean-Claude Carrière a dit : « C’est l’un des plus grands poèmes du monde, la pièce maîtresse de la littérature sanscrite, le joyau de la philosophie indienne». Et qui sait que le grand poème épique du Ramayana, texte fondateur de la civilisation indienne, constitué de 48.000 vers, était considéré par Schlegel comme « L’Iliade de l’Inde » ?
Bonne nouvelle, donc : Gallimard vient de sortir un recueil de poèmes d’Arun Kolatkar (1931-2004), intitulé : Kala Ghoda, poèmes de Bombay. Arun Kolatkar vécut dans l’indifférence générale, mais devint célèbre à sa mort, notamment grâce à Salman Rushdie, qui tenait Jejuri, le premier recueil de Kolatkar en anglais (lauréat du Commonwealth Poetry Prize en 1977) « comme un trésor de la littérature indienne ».
Etrange destinée que celle d’Arun Kolatkar : Né à Kholapur, dans le sud du Maharashtra, un des états les plus fiers de l’Inde, dont le héros est Shivaji Maharaj, le ‘Napoléon’ indien, il fut tiraillé toute sa vie entre son héritage poétique marathi, extrêmement riche, notamment dans ce qu’on appelle la ‘bhakti’ (yoga de la dévotion, souvent chanté) et la pensée marxisante. Car Koltakar était un enfant de la gauche nehruvienne, du nom du premier leader de l’Inde indépendante, Jawaharlal Nehru, grand admirateur de l’Union soviétique, dont l’idéologie, très inspirée de Moscou, façonna plusieurs générations de l’intelligentsia indienne.
Kolatkar s’installa à Mumbai où il vécut, avec sa femme Darshan, jusqu’à la fin de sa vie, dans une pièce de quinze mètres carré, sans téléphone, télévision – ni ordinateur, bien sûr. Il se méfiait de tous, en particulier des éditeurs et des journalistes et ne se préoccupait pas de publier ses oeuvres, même s’il vécut de nombreuses années dans la pénurie. Mais il écrivait – sans cesse – .surtout à Kala Ghoda (d’où le titre du livre), qui se situe au sud de la ville, sur l’ancienne île de Colaba. C’est là, dans un café, le Wayside Inn, qui donne sur une grande place, que Kolatkar observa minutieusement cette incroyable fourmilière qu’est Bombay, où se retrouvent toutes les ethnies, toutes les castes, toutes les religions, dans un incroyable melting pot, qui explose quelquefois.
Arun Kolatkar avait beaucoup de talent et pouvait écrire indifféremment en marathi, la langue du Maharastra, ou en anglais, alternant entre poèmes, textes en prose, paroles de chanson, dessins ou ébauches de scénarios, s’essayant à différentes formes de poésie, et finalement créant la sienne, une synthèse heureuse du langage populaire marathi et de la profonde influence qu’ont eu sur lui les grands écrivains occidentaux, qu’ils citait volontiers : Eliot, Pound, Auden, Hart Crane, Dylan Thomas, Kafka, Baudelaire, Heine, Catullus, Villo, Han Shan, C, Honaji, Mandelstam, Dostoevsky, Gogol, Isaac Bashevis Singer, Babel, Apollinaire, Breton, Brecht, Neruda, Ginsberg, Barth, Duras, Joseph Heller, Gunter Grass, Norman Mailer, Henry Miller, Nabokov,.. Comme nombre d’entre eux, il savait sans doute que la majeure partie de son oeuvre verrait le jour de manière posthume.
Pourtant, Kolatkar connut de nombreux admirateurs, dont Allen Ginsberg, qui passa six semaines en sa compagnie à Bombay au début des années 60, ou Amit Chaudury, grand écrivain indien, qui le découvrit le premier. Lorsque ses amis apprirent qu’Arun souffrait d’un cancer, ils décidèrent de publier un recueil de ses poèmes dans une petite maison d’édition de Bombay, Pras Prakashan, fondée par un ami proche, Ashok Shahan. Pour une fois, Kolatkar s’impliqua totalement, relisant chaque ligne de son livre avant de le laisser partir à l’imprimerie. Maise n’est qu’en 2004, après un silence éditorial de près de trente ans, que Kala Ghoda Poems, qui nous concerne, fut publié avec d’autres recueils et ce n’est qu’après sa disparition que son oeuvre fut enfin accessible en dehors des frontières de l’Inde
Les poèmes de Kolatkar respirent à la fois l’l’élan d’un cœur vers les cieux sublimes de la poésie et le terroir de Mumbai – souvent tout fait d’ordures et de bidonvilles. En témoigne son poème « Song of Rubbbish » : « Cantique des ordures » :
Les raisins,
Lors que les filles des vignes les foulent de leurs
Pieds,
Après pénitence prolongée
Temps du silence et de réclusion
Dans un obscur sellier.
L’argile,
Lors qu’un potier la pétrit, espère renaître,
Trouver nouvelle raison d’être
Et trôner,
Joue contre joue, sur l’épaule d’une jolie demoiselle,
Après l’épreuve du feu.
Nous aussi
Avons pris rendez-vous avec le destin, et éprouvons
Les douleurs d’enfantement d’une nouvelle cité
Nous préparons à un long temps d’exil
Dans le désert d‘une décharge…
On peut regretter que comme tant d’écrivains indiens célèbres chez nous, Kolatakar ait choisi de nous parler uniquement du côté d’ombre de l’Inde – ses décharges, ses superstitions, ses bidonvilles, ses problèmes de castes. Car l’Inde c’est tellement autre chose. Il n’en reste pas moins que ce recueil de poèmes indiens est une première et que Gallimard doit être salué pour avoir osé publier ce beau livre… qui sans doute ne se vendra qu’à quelques centaines d’exemplaires…
François Gautier, de New Delhi
Kala Ghoda. Poèmes de Bombay. De : Arun Kolatkar Poésie/Gallimard – N° 487. Date de parution : 03/10/2013. Prix : 9.2 € Code SODIS : A44846.
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