Le Kerala, c’est tout en bas, à l’extrême pointe Sud-Est de l’Inde. Depuis la nuit des temps cette région enfermée à droite par la mer d’Oman et à gauche par les ghats occidentaux (montagnes), est peuplée de Dravidiens à la peau très noire. Si vous remontez la côte, le long de la Mer d’Oman, vous finissez par arriver dans une petite ville qui s’appelle Chirakkal, un ancien petit royaume de maharaja. C’est le but de mon voyage; l’ancien Maharaja est un des derniers grands maîtres de Kalaripayat, cet art martial que je suis venu découvrir.
S. Prasad est une force de la nature, un vrai Malabar (Nous sommes sur la côte de Malabar. Les Français qui y avaient un minuscule comptoir, Mahé, ont ramené cette expression de là-bas, car les Keralais sont forts, très forts!). Dépossédé par l’indépendance indienne de son royaume et de ses sujets, il s’est reconverti avec simplicité dans la culture du latex (qui abonde au Kerala, avec le thé, le riz et les noix de coco). Mais sa vraie passion, c’est le Kalaripayat: « Il y a 4OOO ans, raconte-t-il, tout le Kerala n’était qu’une épaisse jungle clairsemée de quelques villages ici et là et peuplée d’animaux sauvages dangereux. Les premiers maîtres de Kalaripayat observèrent attentivement les attitudes offensives et défensives des bêtes de la jungle. Ainsi, continue-t-il, l’éléphant combat souvent en tournant le dos à son adversaire; le lion s’immobilise un moment avant l’attaque, penche la tête et lève la patte avant; l’ours baisse le museau et charge tout droit; ou bien encore, le serpent se bat de bas en haut et mord de haut en bas. Mes ancêtres, conclue-t-il, adaptèrent huit différents styles d’animaux à huit techniques de défense et d’attaques à mains nues. Ces techniques, qui se passèrent d’abord oralement de génération en génération furent ensuite gravées sur des feuilles de palmes il y a 2500 ans et nous parvinrent ainsi. Elles s’appellent « Asata vadivu » et forment la base du Kalaripayat; de là dérivent toutes les autres disciplines de notre art ».
C’est à l’écart du village, près d’un temple consacré à Mahakali, déesse de la guerre et du courage, que se dresse le Kalari, le lieu où l’on s’adonne à la pratique de la bataille: « kalari-payat ». Ce dojo indien ne peut être construit n’importe comment. On délimite d’abord un rectangle de douze mètres de longueur et de six mètres de largeur. La terre est ensuite creusée jusqu’à deux mètres de profondeur, pour plus de fraîcheur pendant l’été torride; et le sol est recouvert d’une fine couche de bouse de vache. On coiffe cela d’un toit fait de palmes tressées et le tout est consacré par un prêtre. L’élève pénètre toujours dans le kalari avec le pied droit, touche le sol et porte la main à son front en signe de vénération pour la terre et se rend directement à un autel où brûle une lampe à huile et où sont assemblées toutes les armes au milieu de fleurs. Il salue l’image de la déesse, mains jointes, puis celle des maîtres passés et enfin touche les pieds de « l’asan », le maître, qui est à la fois son maître martial et son gourou spirituel. La leçon peut alors commencer.
Alors, sous mes yeux ébahis, Prasad se mit à « chanter » toute une série d’exercices d’échauffement, quelquefois reprenant la même mélopée, tantôt brodant sur un autre rythme, telle une raga de musique indienne dont le thème principal est improvisé à l’infini. Et les enfants virevoltent, sautent, s’accroupissent, lèvent la jambe droite jusqu’au front, pivotent sur la gauche remonte la jambe droite de l’autre côté et ainsi quatre fois de suite. Essayez, si vous croyez que c’est facile!
Puis on passe immédiatement à l’entraînement avec armes. Et quelles armes! L’otta d’abord, sorte de manche de bois dur en forme de défense d’éléphant, se terminant par une pointe et dont on se sert, explique Prasad, « pour piquer les points vitaux des adversaires ». Toujours emprunté aux animaux, le « Madi », deux cornes de cerf attachées ensemble avec lesquelles on pique les yeux ou le cou. Le « silambam », arme favorite des moines bouddhistes, est un bâton de bambou, soit court, soit long, qui devient redoutable dans les mains d’un expert. « Les mouvements de silambam d’un vrai maître sont si rapides, commente Prasad, qu’ils sont invisibles à l’oeil nu; et il peut même arrêter une pierre jetée de trois mètres de distance. Et sur son ordre, deux jeunes garçons se battent avec des bâtons longs, dont l’extrémité a été trempée dans de l’indigo et se marquent le corps sans jamais se faire de mal! Mais l’arme la plus extraordinaire du kalaripayat, c’est sans aucun doute « l’urimi », une épée flexible à double tranchant, dont raffole Prasad: « les guerriers d’antan s’enroulaient l’urimi autour de la ceinture et ils étaient capables de la tirer d’un coup et de trancher net la tête de l’adversaire ». Enfin arrive l’heure de l’entraînement à mains nues, car dans le kalaripayat on ne passe aux techniques à mains nues, que lorsqu’on a maîtrisé les armes.
« les premiers maîtres du Kalaripayat, raconte Prasad, découvrirent 96 points du corps considérés comme mineurs, entraînant lorsqu’ils sont frappés, une douleur violente ou une paralysie temporaire – et douze provoquant la mort. Il y a 2000 ans ces points vitaux furent transcrits et catalogués sur des feuilles de palme et passés aux initiés de génération en génération. Ces écrits s’appellent Marama Sutras et décrivent en détail la location de chaque point, les symptômes chez l’adversaire après coup et les centres nerveux à stimuler pour ramener à la vie. Ainsi le « thilaka varnam », entre les yeux, un demi centimètre au dessus des sourcils, le troisième oeil indien, que les hindous marquent d’un cercle rouge. Un coup porté à cet endroit provoque chez l’adversaire un flot de sang par la bouche. S’il veut ranimer la victime, continue Prasad, l’Asan la fait asseoir contre un mur et presse un autre point vital, celui-là au dessus de la tête ».
Les Asans (maîtres) du kalaripayat sont donc non seulement des maîtres d’art martiaux, des yogis, car ils apprennent à ne pas utiliser leur art à des fins personnelles, mais aussi des docteurs. Ils ont d’abord appris a réparer les os qu’ils cassent; ils pratiquent aussi la science du massage, avant et après l’entraînement, utilisant leurs propres huiles et une technique de massage avec les pieds unique au monde. Ils possèdent la connaissance de la médecine ayurvédique, un des plus anciens systèmes médicaux au monde qui soit encore en pratique.
Mais l’histoire n’est pas finie, interrompt Prasad: » il était une fois à Kancheepuram, un petit royaume d’Inde du Sud (aujourd’hui dans l’état du Tamil Nadu), un prince qui s’appelait Boddidharama. Eduqué dans la plus stricte tradition bouddhiste, car le Bouddhisme avait supplanté l’Hindouisme à cette époque en Inde, il fut très tôt initié au Kalaripayat et devint un des grands maîtres de son époque. Mais à 20 ans, au grand désespoir de son père, qui voulait lui léguer son trône, Boddidharama renonça à ses droits, prit l’habit de moine et décida d’aller évangéliser la Chine, comme tant de ses compères. » Empruntant la Route de la Soie, le Prince arriva en Chine Centrale jusqu’au temple de Shaolin, un monastère bouddhiste qui avait été construit en 495 sur les ordres de l’Empereur Hsia-un. L’enseignement que le Boddhidarma prodigua alors aux moines de Shaolin allait changer à jamais la face du Bouddhisme. Il simplifia les rites, élimina le besoin de textes sacrés et professa: « vous trouverez Bouddha en allant à l’intérieur de vous-même ». Cette nouvelle doctrine appelée Dhyana en Inde et C’han en Chine est aujourd’hui universellement connue sous le nom de bouddhisme Zen.
« Non content de révolutionner le Bouddhisme enchaîne Prasad, le Prince jeta aussi les bases de tous les futurs arts martiaux d’Asie: il inculqua aux moines les techniques à mains nues du Kalaripayat. Ainsi naissait la Boxe de Shaolin, plus tard appelée Kung-fu et vulgarisée par Bruce Lee dans les années 70. Et lorsque le Bouddhisme s’en alla à la conquête de Japon, il s’arrêta en route à Okinawa. Et là le Kalaripayat, devenu entre temps boxe de Shaolin, se maria avec les techniques locales de combat pour se transformer en Karaté, l’art de la main nue… avant de prendre tout le reste du Japon d’assaut, grâce à la formule géniale du Boddidharma: pratique martiale=prière du corps.
Et comme je quittais Chirakkal et mes nouveaux amis, je pensais toujours au Kalaripayat, qui n’est plus pratiqué aujourd’hui que dans les villages du Kerala, supplanté dans toutes les grandes villes, O suprême ironie par ses descendants, le Karaté et le Kung-fu. L’ancêtre de tous les grands arts martiaux d’Asie va-t-il éteindre lentement? N’est-il pas temps que le monde découvre cet art martial unique au monde, qui regroupe en son sein toutes les disciplines connues et inconnues, qui est à la fois une science de massage, un savoir médical, et une tradition ésotérique et initiatique?
Comentários