On dit qu’il existe plus d’un million de dieux en Inde. Chaque festivité, chaque facette de la Nature, quasiment chaque village, a son dieu. Les hindous semblent adorer presque tout ce qui vit sur cette terre ou dans l’Au-delà. Cela va, comme nous l’avons vu, de la Mère Divine, Shakti… jusqu’aux rats, qui ont leur petit temple au Rajasthan (à 32 kilomètres de Bikaner, le temple de Karni Mata considéré comme la réincarnation de Durga) ! Les hindous ont assimilé tous les aspects de la vie humaine sous l’égide des dieux. Ainsi, les castras, les hermaphrodites ont leur dieu : la légende indienne raconte qu’il y a bien longtemps, l’asura (démon) Ravana voulut se marier. Mais il était si laid, si repoussant, qu’aucune femme ne voulut de lui. En désespoir de cause, il implora Shiva, le dieu suprême du panthéon hindou, de lui trouver une compagne. Shiva eut pitié de lui et prit une forme androgyne, Koothandar, qui parla ainsi au démon : « Ô Ravana, chaque année je prendrai naissance, en ce jour, à la même heure, et mourrai le lendemain soir. Je serai ainsi ta femme pour une nuit et un jour – et ceci jusqu’à la fin des temps. »
Ainsi en fut-il. Et depuis, chaque année, Koothandar, qui n’est ni femme ni homme, mais l’incarnation bisexuelle de Shiva, devint le dieu des eunuques. Plus encore, ce dieu unique en vint, au fil des âges, à incarner l’élément féminin dans chaque homme. Car la religion hindoue admet qu’il y a une femme dans chaque mâle et qu’il peut parfois arriver qu’un homme se réincarne en femme d’une vie à une autre, ou vice-versa !
Si ce foisonnement de divinités contribue à la représentation colorée, sympathique et folklorique de l’Inde – chaque touriste se doit de visiter au moins un ou plusieurs temples pendant son séjour –, il a aussi créé un des clichés les plus néfastes à l’image de l’Inde : le polythéisme.
Nos grandes religions, que ce soit le christianisme ou l’islam, soutiennent la thèse irréfutable d’un dieu unique. C’est au nom de ce sacro-saint concept que les armées espagnoles ou portugaises imposèrent le catholicisme en Amérique du Sud. Ce faisant, elles détruisirent impitoyablement des pans entiers de civilisations, dont nous savons aujourd’hui le savoir-faire et la sagesse. L’islam fut encore plus impitoyable et, sûr de la divinité de sa croyance en un seul prophète, convertit sauvagement un quart de la population mondiale. Pour les Croyants en Allah, les dieux hindous représentaient l’iconolâtrie la plus dépravante. Aussi furent-ils particulièrement cruels envers leurs fidèles, convertissant à tour de bras et massacrant sans l’ombre d’un regret : le turc Timour se vantait ainsi d’avoir tué 100 000 Hindous en une seule journée, comme le note l’Encyclopaedia Britannica.
À partir du 19ème siècle, les missionnaires chrétiens prirent le relais. Eux aussi furent extrêmement choqués par le paganisme hindou. Même s’ils n’employèrent pas les méthodes violentes de l’armée de Cortès, leur zèle pour imposer Jésus-Christ en Inde n’en resta pas moins une bataille acharnée, ce qui pouvait se comprendre dans le contexte de cette époque. C’est parmi les intouchables du sud-ouest et les tribus du nord-est qu’ils rencontrèrent leur plus grand succès. Aujourd’hui, 25% du Kerala et 90% de certains états du nord-est, comme le Meghalaya, sont d’obédience chrétienne. Les missionnaires apportèrent en Inde éducation, hygiène, alphabétisation, contributions non négligeables. Cependant, de par leurs écrits et leurs rapports, ils renforcèrent chez nous ce cliché du paganisme caractérisant l’hindouisme. On le retrouve au 20ème siècle à différents degrés, dans les livres de catéchisme et même dans notre imagerie populaire, chez Kipling ou Hergé. Aujourd’hui, si ce cliché a revêtu des allures plus subtiles, il n’en reste pas moins présent dans nos esprits et l’on pourrait même avancer que cette répugnance envers le polythéisme s’est réincarnée dans l’hostilité savante de l’indianisme français pour les castes, le sort des femmes ou le « fondamentalisme » hindou. L’islam, quant à lui, continue de voir en l’Inde une nation impie adorant des dieux sculptés dans la pierre et ceci, dans l’esprit des extrémistes musulmans, justifie les attentats répétés contre l’Inde qui ont lieu depuis une quarantaine d’années.
Pourtant, les hindous affirment que leur religion est la plus monothéiste au monde, parce qu’elle reconnaît l’Unité d’un seul Créateur, qui s’incarne dans la multitude. « Il existe des courbes dont l’équation ne peut être résolue, écrit Alain Daniélou dans son livre Mythes et dieux de l’Inde. Dans de telles circonstances, le mathématicien recherche des cas particuliers dans lesquels la formule se simplifie. À l’aide des données ainsi obtenues il marque divers points de la courbe et peut arriver ainsi à en tracer approximativement le contour. Ceci aurait été impossible à l’aide d’une seule approche, d’un seul point de vue. Ainsi la théorie du polythéisme est basée sur une conception similaire. C’est seulement par la multiplicité des approches que nous pouvons nous faire une idée de cet Inconnaissable qu’est la Réalité transcendante ». Les sages védiques estimaient quant à eux « que la cause première doit être au-delà du nombre, autrement la cause première serait le nombre ». En effet, pour les hindous, la nature de l’Illusion, Maya, est représentée par le nombre Un. Car si on parle de la forme manifestée d’un dieu unique, cela implique une confusion entre des ordres de choses différents. Dieu manifesté ne saurait être un. Bien que dans sa forme manifestée le divin soit nécessairement multiple, il ne saurait dans son essence être ni un ni plusieurs. Il ne peut donc être défini. Le Divin est ce qui reste quand on nie la réalité de tout ce qui peut être perçu ou conçu. Il est neti neti, « ni ceci ni cela
», rien que l’esprit puisse saisir ou les mots exprimer.
Ce concept permet ainsi aux hindous, sans doute les plus grands dialecticiens du monde, de définir toutes les manifestations de dieu en quelques mots. Ainsi par exemple : a) dieu est dans le monde ; b) le monde est en dieu ; c) le monde est dieu – ou dieu est le monde ; d) le monde et dieu sont distincts ; e) dieu est distinct du monde, mais le monde n’est pas distinct de dieu ; f) il est impossible de distinguer si le monde est distinct de dieu ou non…
“Remplacez, écrit Daniélou, le terme dieu par le mot « cause » ou tout autre terme qui convienne à votre habitude mentale et à votre atavisme. Et voilà ce que cela donne : a) il y a du fil dans le tissu ; b) le tissu est dans le fil (sa nature et son existence dépendent entièrement du fil) ; c) le tissu est fil ; d) pourtant le tissu est différent du fil ; e) le fil existe en dehors du tissu, mais non pas le tissu ; f) nul ne peut dire si le fil et le tissu sont distincts ou non. » Jamais la nature parfaitement monothéiste du polythéisme hindou n’aura été mieux définie que par ce simple exemple. C’est cette unité dans la diversité de la religion hindoue qui a été toujours ignorée, méconnue, non comprise en Occident. Les hindous, par exemple, reconnaissent la divinité d’autres religions. Il est parfaitement normal pour l’un d’entre eux de vénérer chez lui l’image du Bouddha, de Krishna (le dieu d’amour hindou), du Christ et de la pierre noire de Kaaba. Certains chrétiens, convaincus que leur dieu est l’unique véritable divinité, prennent ombrage de ce que le Christ soit mis sur le même pied que des divinités « païennes » ; mais, rétorquent les hindous : « ceci de notre point de vue est un sectarisme, car seul un fou peut croire qu’un avatâr est supérieur à un autre. Voilà tout l’échec des religions, la raison des toutes les guerres religieuses, absurdes, monstrueuses, inutiles. Nous n’avons jamais essayé de convaincre qui que ce soit de la supériorité de notre religion. »
N’est-il pas temps, au 21ème siècle, de réviser l’imagerie religieuse que nous avons de l’Inde ? Cette représentation caricaturale nous influencerait-elle, inconsciemment, sans que nous nous en rendions compte ? Nous pensons, par exemple, qu’il existe une certaine fatalité en Inde – parfois appelée « karma » – et celle-ci engendrerait laisser-aller et corruption. Nous avons idée, peut-être, que les Indiens peuvent être intolérants ou même violents – fanatisme religieux oblige – et que l’Inde serait terre d’inégalités ? Or, il n’en est rien.
L’hindouisme, ou plutôt ce qui se tient derrière l’hindouisme, représente une spiritualité très ancienne qui accepte l’universalité de l’Homme. « Vasudhaiva Kutumbakam » – « toute la terre appartient à ma famille », disent les hindous. L’hindou des campagnes le plus humble, reconnaît, sans même s’objectiver, que Dieu est partout et en chaque être humain, quelles que soient son origine et sa religion. C’est pour cela, ainsi que nous l’avons vu précédemment, que toutes les minorités religieuses persécutées chez elles ont trouvé refuge en Inde et que notre paysan hindou pénètre librement et sans culpabilité dans une église ou une mosquée.
Le bouddhisme tibétain, maintenant accepté en Occident, en est même devenu une mode. Un million de Français s’y intéresseraient de près ou de loin. Or, comme le Dalaï lama le reconnaît lui-même, cette croyance, issue de l’hindouisme, en a emprunté ses aspects les plus tantriques, c’est-à-dire occultes. En termes clairs, si vous examinez de près le bouddhisme tibétain, vous constaterez qu’il contient beaucoup plus de rituels opaques que l’hindouisme.
L’hindouisme incarne une spiritualité qui se veut cartésienne. Ainsi, l’Ayurveda, issue des quatre védas, les textes hindous les plus sacrés, représente aujourd’hui la science médicale la plus ancienne en pratique. Comme en témoignent les Sourustrases, textes médicaux sur parchemins de feuilles de palmes, datant de 3800 ans, les hindous, déjà à cette époque, reconnaissaient que de nombreuses maladies ont des causes psychosomatiques, pratiquaient la chirurgie esthétique et préconisaient l’usage des plantes et des minéraux dans la fabrication des médicaments. Aujourd’hui, la médecine ayurvédique est de plus en plus reconnue en Occident, particulièrement en Allemagne et aux États-Unis.
Les hindous d’antan avaient également découvert l’importance de l’union de l’Intellect, du Souffle et du Corps. Le hatha-yoga fit la synthèse de cette découverte et préconisa, il y a 5000 ans, certaines postures pouvant conférer souplesse et bien-être au corps. Aujourd’hui, que ce que nous appelons vulgairement ‘le yoga’ a pris d’assaut l’Occident où il existe des dizaines de formes de hatha-yoga ; toutes ont oublié l’origine hindoue – pardon, polythéiste – de cette merveilleuse science qui n’a pas de religion. Le pranayama, ou science de la respiration, modernisé par des grands maîtres contemporains, comme Sri Sri Ravi Shankar, nous enseigne que chaque émotion correspond à un souffle : ainsi, en colère, votre respiration devient saccadée et, à vous mettre fréquemment dans cet état, vous risquez d’écourter votre vie ; au contraire, déprimé, vous en oubliez de respirer. Le pranayama nous enseigne comment contrôler notre souffle et maîtriser nos émotions grâce à certaines techniques répétitives de respiration. Il nous apporte bien-être et énergie accrue. Là encore, c’est une science hindoue.
De nombreuses fausses idées existent à propos de la méditation, une contribution hindoue à l’humanité. Cette technique de relaxation mentale fut mise à la mode aux États-Unis par Maharishi dans les années soixante : il y initia les Beatles, dans son ashram de Rishikesh, en Inde. Certains virent dans cette pratique quelque chose de vaguement mystique et d’un peu fumeux. Or, la méditation, parfaitement polythéiste, puisque pouvant s’appliquer à tous, est une science parfaitement cartésienne. Prenez l’exemple de la technique vipassana, à l’origine hindoue et plus tard reprise par les bouddhistes : elle consiste à observer le flot naturel de respiration dans les narines, ce qui engendre automatiquement un ralentissement des pensées, une meilleure perception intellectuelle et, au bout de quelques heures ou de quelques jours, un sentiment de paix et de relaxation. Il n’y a là rien de mystérieux ou de miraculeux : c’est simplement le résultat d’un effort et d’une concentration. Il en est de même pour les répétitions des mantras, c’est-à-dire de mots pouvant évoquer des images ou des sentiments élevés ; cette répétition, pour un hindou, de Rama, pour un chrétien de Jésus ou pour un musulman d’Allah, les yeux fermés, peut également avoir un effet déstressant – capital dans notre société d’aujourd’hui. D’ailleurs, les Américains ont introduit des techniques de méditation pour les cadres des multinationales et il est fort probable que la méditation fasse de plus en plus son chemin en Occident.
S’il est vrai, donc, que c’est le choc entre ces deux grandes religions monothéistes et le credo polythéiste de l’Inde qui aura le plus faussé notre conception de l’Inde, il faut souligner tout de même que la chrétienté évolue : la plupart des Occidentaux en visite en Inde, rentrent dans un temple, sans avoir le sentiment de commettre un péché ; le pape a déjà reconnu l’existence du bouddhisme (« De grandes religions comme le bouddhisme trouveraient incompréhensible qu’un Dieu d’amour puisse condamner des êtres humains à l’Enfer ») – et (on espère) que ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne fasse de même pour l’hindouisme…
Il est donc essentiel qu’en France nous rendions aux hindous ce qui appartient aux hindous, à commencer par l’Ayurveda, le hatha-yoga, le pranayama et la méditation. Également, nous nous devons de revoir le concept du polythéisme, non seulement dans nos esprits, mais aussi dans nos livres d’histoire, de philosophie, et nos manuels religieux. Les hindous sont beaucoup plus proches de nous que nous le pensons.
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