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Photo du rédacteurFrancois Gautier

RENCONTRE AVEC LE KARMAPA

(Chapeau) J’avais rendez-vous le 5 Mai avec le dalaï-lama. C’est la cinquième fois que je l’interviewe et il connaît ma sympathie pour le peuple tibétain. Depuis la fuite spectaculaire du karmapa en Inde, début janvier, aucun journaliste, qu’il soit indien ou étranger, n’a jamais réussi à interviewer le « Bouddha vivant ». Mais à tout hasard, à la fin de l’entretien avec le dalaï-lama, qui a duré près d’une heure, je lui demande : « can I meet the karmapa, Your Holiness » (puis-je rencontrer le karmapa, Votre Sainteté) ? Et à ma grande surprise, il répond : « no problem » ! Le lendemain, on m’avertit que mon « audience privée » avec le karmapa aura lieu le 7 mai à 10 heures du matin, au monastère de Gyoto, près de Dharamsala(Texte) C’est un endroit de rêve : un minuscule village aux maisons basses, perdu dans la vallée de Kangra (district himalayen de l’Himachal Pradesh). Et au bout du village, parmi des champs d’orge dorés qui ondulent doucement au vent, un petit monastère : Gyoto. C’est là que les Indiens ont mis «au frais » Urgen Trinley Dorge, dix septième réincarnation du Gyalwa Karmapa et chef de la secte des Kagyupa, qui compte cinq millions d’adeptes de par le monde, avec stricte recommandation de ne pas parler aux journalistes.

D’ailleurs, on découvre, partout autour du monastère, des policiers indiens, certains armés de mitraillettes. A l’entrée, un détecteur d’explosifs; la fouille est serrée : pas d’appareil photos, ni d’enregistreur et on doit laisser son passeport. L’intérieur du monastère semble également pulluler de policiers indiens, dont beaucoup sont en civil. Ah, enfin, un vrai moine, en robe rouge et chemise jaune – et en plus, il sourit ! C’est Tenum-la, le secrétaire et confident du karmapa. Après les civilités d’usage, Tenum-la ne cache pas l’impatience croissante du karmapa et de son entourage : « nous sommes reconnaissants au gouvernement indien de l’hospitalité qu’il a accordée au karmapa… mais cela fait plus de quatre mois que nous sommes calfeutrés ici, dans ce monastère qui n’est même pas des nôtres » (ce monastère appartient à la secte gelukpa des chapeaux jaunes du dalaï-lama). Le karmapa, semblerait-il, serait beaucoup plus heureux au monastère de Sherabling , à 40 kilomètres de Gyoto, où se trouve Situ Rinpoche (rinpoche= réincarnation d’un grand lama), qui était l’un des quatre tuteurs du précédent karmapa, mort à Chicago en 1981, « mais New Delhi nous en refuse la permission », soupire Tenum-la.

Pourtant, c’est non seulement Situ Rinpoche qui aida à retrouver la réincarnation du seizième Karmapa (dans une famille de nomades de la région du Kham au Tibet), grâce à une lettre laissée par le précédent karmapa donnant des indications précises quant à sa prochaine vie, mais c’est aussi lui qui a organisé toute la fuite de Trinlay du Tibet. « Le karmapa considère Situ Rinpoche comme son père spirituel », explique Tenum-la. Seulement voilà, les Indiens ont un moment soupçonné les Chinois d’avoir volontairement laissé s’enfuir le 17ème Karmapa, afin de semer la zizanie parmi les Tibétains en exil. Car il y a deux karmapas (et même plusieurs)! L’un donc, Urgen Trinley Dorge, reconnu par les Chinois ainsi que par le dalaï-lama ; et l’autre Trinlay Thayé Dordjé, qui vit en Dordogne et a été intronisé par Shamar Rinpoché, un autre des tuteurs du précédent karmapa. « Shamar Rinpoché n’a de respect pour personne, même pas pour le dalaï-lama et il profite de l’ignorance des Occidentaux pour présenter Trinlay comme le vrai karmapa », accuse Tenum-la.

En dernier lieu, le karmapa « n’a de vœux plus cher » que de s’établir au magnifique monastère de Rumtek au Sikkim (nord de l’Inde), siège traditionnel des karmapas en exil ». Malheureusement les Chinois revendiquent le Sikkim (ainsi que l’Arunachal Pradesh) et le gouvernement indien ne voulant pas les offenser, dit pour l’instant non (voir encadré). « Quelquefois, conclue tristement Tenum-la, nous avons l’impression de nous retrouver dans la même situation qu’en Chine »…

(Interview) Enfin, on m’amène en haut du monastère, là où réside le karmapa. Une poignée de Tibétains attend, sous la haute surveillance de trois policiers indiens, de recevoir son darshan (vision divine) : tour à tour, ils se prosternent devant le Bouddha vivant, qui en signe de bénédiction, ceint autour du cou de chacun un katak, le foulard traditionnel de soie blanche. Puis toujours en silence, ils se retire tous, à reculons, afin de ne jamais tourner le dos au karmapa…

Enfin, je me retrouve seul avec Urgen Trinley Dorge, en compagnie de Tenum-la, qui va nous servir d’interprète. Seul, c’est beaucoup dire… Tout au long de l’entretien, deux policiers indiens en civil se tiendront derrière moi et nous interrompront à chaque question, mettant non seulement Tenum-la mal à l’aise, mais aussi le jeune karmapa, qui répondit souvent par monosyllabes, ou bien en utilisant des aphorismes spirituels. Urgen fait beaucoup plus vieux que ses 14 ans. Il est de grande taille, possède un front étonnamment large et des yeux très doux. Son langage est guttural, et il émane de lui une maturité d’homme mûr, comme si vraiment, huit cents ans de réincarnation se retrouvaient en lui.

F.M Pourquoi vous-êtes vous enfui du Tibet, Votre Sainteté ?Ka. Pour mieux servir la cause du Tibet et le bouddhisme tibétain, ce que je ne pouvais pas faire lorsque j’étais sous le contrôle des Chinois.

F.M Cette fuite a-t-elle été dangereuse ? Avez-vous souffert ?Ka Il y a toujours danger quand on suit la voie du dharma (la Loi spirituelle)… Oui, j’ai aussi beaucoup souffert du froid (il hésite, se tourne vers le policier indien et n’en dit pas plus)

FM Quelle route avez-vous empruntée ?Ka (Tenum-la traduit, puis fait ‘non’ de la tête. Le karmapa sourit et refuse de répondre)

F.M Avez-vous jamais été maltraité par les Chinois ?Ka Non, j’étais bien traité. Mais ils commençaient à m’utiliser pour leur propagande (« il a été amené deux fois à Beijing », coupe Tenum-la) et j’ai réalisé que lorsque je serai devenu adulte ils le feraient de plus en plus et que je n’y pourrai rien.

F.M Quand avez-vous pris votre décision ?Ka. Lorsqu’ils m’ont demandé de dire publiquement du mal du dalaï-lama et que j’ai refusé.

F.M Quel a été votre sentiment lorsque vous êtes arrivé en Inde ?Ka J’étais si heureux, j’avais réalisé mon rêve après tant d’obstacles.

FM Et lorsque vous avez rencontré le dalaï-lama ?Ka Un sentiment d’immense respect, c’est un grand Maître (Tenum-la semble mettre le karmapa et le dalaï-lama au même niveau hiérarchique)

F.M Quel rôle envisagez-vous pour vous même, maintenant que vous êtes libre ?Ka Un rôle spirituel : apporter la paix au monde.

FM Mais vous ne connaissez pas encore l’Occident..Ka (aphorisme ?) D’après nos enseignements, tous les êtres sont comme notre mère et ainsi, je traite chacun, qu’il soit d’Orient ou d’Occident, de la même manière… (Tenum-la interrompt encore : « vous oubliez que c’est le karmapa et qu’il connaît tout d’instinct, sans connaître… »)

FM Saviez-vous ce qui se passait au Tibet lorsque vous y étiez : les arrestations, les tortures aux mains des Chinois ?Ka Oui, j’étais parfaitement au courant de ce qu’ils font à mon peuple, mais je n’ai pas de haine envers les Chinois.

FM Quel est votre sentiment envers l’Inde ?Ka De gratitude… (silence, il hésite)… Mais j’aimerais qu’on me laisse aller à mon monastère (de Rumtek ?)

FM Qu’allez-vous faire maintenant ?Ka. Etudier le bouddhisme avec les plus grands maîtres. Lire… J’ai beaucoup lu lorsque j’étais au Tibet, mais maintenant je vais apprendre l’Anglais afin de pouvoir lire dans cette langue.

F.M Vous avez quatorze ans, vous ne jouez donc jamais ?Ka Si, je joue…

FM A quoi, Votre Sainteté ? (il n’y a ni terrain de football, ni panier de basketball aux alentours du monastère)Ka (Il sourit et ne veut pas répondre) J’ai des jeux…

* Les sbires indiens (qui parlent mal l’Anglais !), réalisant enfin que les questions ne sont pas d’ordre spirituel et qu’ils ont affaire à un journaliste, nous interrompent – pour de bon cette fois. Ne voulant pas mettre le karmapa plus dans l’embarras, je range mon calepin. Urgen Trinley Dorge me passe alors autour du coup un « katak », me prend la main dans les deux siennes, me sourit et dit simplement « Thank you ». Je m’incline devant lui, ressentant de la tristesse pour cet enfant de 14 ans qui est devenu l’enjeu d’une bataille entre les deux Géants d’Asie.

PROPOS RECUEILLIS A GYOTO PAR FRANCOIS GAUTIER

Encadré : le dilemme des Indiens

Depuis vingt siècles l’Inde est sans doute (avec la France) le pays des réfugiés par excellence, permettant aux chrétiens de Syrie, aux marchands arabes, aux parsis de Zoroastre, aux Juifs de Jérusalem, persécutés chez eux, de s’établir en Inde et d’y pratiquer leur religion en toute liberté. Dernière communauté à y trouver refuge : les Tibétains qui depuis la fuite du dalaï-lama en 1959 sont aujourd’hui 135.000 en Inde.

Mais il y a la Chine. Nehru, le premier des leaders indiens, imbu d’un idéal marxisant, avait souhaité que l’Inde et la Chine partagent le grand rêve d’une Asie “socialiste” et avait ainsi concocté un slogan : « Hindi-Chini, Bhai-Bhai » (l’Inde et la Chine sont frères). Et lorsque son Chef d’Etat Major lui conseille de renforcer la présence militaire indienne à la frontière chinoise, Nehru répond : « balivernes, nous sommes un pays non-violent et nous n’avons pas besoin d’armée ».. Bien mal lui en prit : Mao Zedong, qui lui ne faisait pas de sentimentalité, avait compris que l’Inde, de par sa taille et sa position géopolitique, était l’adversaire principal de la Chine en Asie. C’est pour cela qu’il commence par se saisir en 1950 du Tibet, tampon traditionnel entre les deux géants. Puis, prétextant l’hospitalité accordée par New Delhi au dalaï-lama, les troupes chinoises envahissent le nord de l’Inde en 1962. C’est la déroute totale de l’armée indienne. Les relations se sont depuis améliorées, même si les tests nucléaires indiens ont provoqué une réaction hystérique de Beijing. Et donc, au moment où vient de se dérouler la 12ème série de négociations frontalières (où la Chine a toujours revendiqué le Sikkim), le gouvernement indien ne veut pas que le karmapa ne donne d’interviews et devienne, comme le dalaï-lama avant lui, le symbole de l’opposition à la sanglante mainmise de la Chine sur le Tibet

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