Trivandrum, capitale du Kerala, l’état le plus au sud de l’Inde. C’est ici que va atterrir dans quelques minutes Sa Sainteté Tenzing Gyatsho, quatorzième dalaï-lama, Océan de Sagesse, Tout Parfait, Lotus Vénérable… et accessoirement Prix Nobel de la Paix ! L’aéroport fourmille d’officiers de police et d’agents secrets indiens : c’est que le dalaï-lama est sous menace chinoise, car sa disparition enlèverait le seul et dernier obstacle à la mainmise de Beijing sur le Tibet. Et le Kerala étant aux mains des marxistes indiens (également au pouvoir dans les états du Bengale et du Tripura), pour qui la Chine reste l’ultime (et seul) pays fidèle à l’idéal communiste, le Gouvernement central de Delhi a pris toutes ses précautions. Une garde d’honneur le salue à sa descente d’avion : le dalaï-lama rigole pendant la levée des couleurs, puis serre la main de l’officier de police éberlué. Dehors, la petite communauté tibétaine de Trivandrum l’attend en agitant des drapeaux du Tibet libre, les femmes en costume traditionnel croisé sur la poitrine, les hommes coiffés – malgré la chaleur – du chapeau à poil de yak ; le dalaï-lama rompt le protocole et, au grand effroi de ses gardes du corps, se dirige vers eux, murmurant quelques mots de sympathie à chacun.
A 16 heures pile, Tenzing Gyatsho se rend à la conférence internationale de la Bhagavad Gita, où il est l’invité d’honneur. Des jeunes Indiennes en sari lui font namasté (les mains jointes) en signe de bienvenue et à l’intérieur des sadhous (moines hindous) en robe orange attendent sagement les propos du Prix Nobel. « Mais qu’êtes-vous venu faire ici, vous un bouddhiste », lui demande un journaliste à l’entrée ? Le dalaï-lama sourit et ne répond pas. Il est vrai que la Bhagavad Gita, est la Bible de l’hindouisme – et le bouddhisme, même s’il est né de l’hindouisme – a parfois exhibé un certain antagonisme envers les hindous : « les bouddhistes rendent responsables les brahmanes hindous de la disparition du bouddhisme d’Inde, alors qu’il y florissait encore dix siècles après la mort de Bouddha », commente le Tibétologue Claude Arpi, auteur du livre « Tibet, le pays sacrifié » (Calmann-lévy). Le dalaï-lama reconnaît cependant que le bouddhisme a plutôt disparu d’Inde aux mains des envahisseurs musulmans auxquels il n’opposa aucune résistance, au non de la sacro-sainte non-violence (voir interview). Justement, la Bhagavad Gita, elle, justifie la violence, lorsqu’elle est devoir, dharma, comme l’explique Michel Danino, un Indianiste français présent à la conférence : «la Gita tient l’ahimsa, la non-violence à motivation spirituelle, comme la plus haute des qualités divines; mais en même temps, elle reconnaît qu’en dernier lieu, quand toutes les autres options ont été essayées, la violence peut être nécessaire pour défendre son pays, sa culture, les faibles et les opprimés ». Prononcé devant une assemblée entièrement hindoue, le discours du dalaï-lama, s’il ne justifie pas la violence, reconnaît que c’est la motivation qui compte – et non l’acte lui-même.
Bangalore, état du Karnataka. C’est dans cette métropole qu’on appelle le « Plateau Silicon » d’Asie du sud, que quelques jours plus tard, le Prix Nobel se rend à à l’invitation de Sri Sri Ravi Shankar, un grand maître de pranayama (maîtrise de la respiration) et de yoga. Là, le dalaï-lama se trouve plongé dans un hindouisme encore plus traditionnel : près de cent mille personnes sont assemblées devant une scène gigantesque décorée de fleurs, où le chef spirituel hindou et le leader religieux et temporel des Tibétains sont assis côte à côte. Le gourou, tout drapé de blanc, a une longue barbe et des cheveux qui flottent au vent, ses disciples se prosternent devant lui à l’hindoue, pendant que l’assemblée chante à tue-tête des bhajans (chants religieux). Et puis un moment, alors que la nuit tombe, les participants allument des dizaines de milliers de bougies qui scintillent dans la pénombre et psalmodient un hymne à la gloire du Bouddha. Visiblement ému, le Dalaï-lama joint les mains et se penche en avant, comme si tout d’un coup il découvrait le génie de l’hindouisme .
C’est peu après qu’il prononce en Anglais devant l’assemblée hindoue, un discours où certains observateurs croient trouver les raisons de sa venue à Trivandrum et Bangalore. « L’hindouisme et le bouddhisme sont deux religions sœurs : nous avons les mêmes croyances, nous partageons les mêmes idéaux de compassion et de tolérance et je considère que l’Inde est la nation-mère du bouddhisme, car c’est là qu’il est né »…Grand silence dans la foule… « Votre pays, continue-t-il, est le berceau des sages et des visionnaires et c’est ici que sont nées les traditions de pluralisme spirituel et de tolérance religieuse… Et alors que l’Occident commence à réaliser que la prospérité matérielle basée sur le progrès technologique n’est pas suffisante, c’est sans aucun doute vers l’Inde éternelle qu’il se tournera de plus en plus pour trouver la clé du bonheur spirituel »… « UNISSONS-NOUS, conclue-t-il devant l’assemblée en émoi, car nous pouvons beaucoup nous apporter l’un l’autre »…
Allahabad, nord de l’Inde. Assis sur une plate-forme surélevée, le dalaï-lama, en compagnie du Shankaracharya de Kanchi, un des quatre grands leaders hindous, prie pendant que cent huit lampes à huile sont allumées et que des brahmanes chantent des hymnes à la gloire du Gange de la Jamuna et de La Saraswati (grand fleuve de l’Inde ancienne, qui s’est asséché vers 1500 B.C.) qui confluent à cet endroit sacré entre tous pour les hindous . Puis le Prix Nobel se dirige vers le bord de la rivière et s’asperge la tête de quelques gouttes d’eau, en disant « il fait trop froid pour se baigner » ! Le dalaï-lama s’est rendu à la kumbha-mela, le plus grand rassemblement religieux de tous les temps, à l’invitation du Vishwa Hindu Parishad, un groupuscule qui prône la renaissance de l’hindouisme – aux dépens des autres minorités religieuses de l’Inde – accusent ses détracteurs.! C’est peu après la cérémonie religieuse au bord du Sangam (confluence), qu’au cours d’une conférence de presse, où était également présent le Président du VHP, Ashok Singhal, le dalaï-lama s’éleve contre les conversions des hindous et des bouddhistes par des missionnaires chrétiens : « la pratique de la conversion est injuste et mauvaise » (voir interview), alors qu’Ashok Singhal surenchérit : « le bouddhisme et l’hindouisme sont des religions tolérantes des autres, alors que la Chrétienté et l’Islam sont des credo agressifs et militants. »
Pourquoi ce rapprochement avec l’hindouisme, se demandait donc le lendemain un éditorial dans un journal indien ? « Le dalaï-lama se trouve bien isolé politiquement aujourd’hui, estime Claude Arpi : malgré son énorme popularité, aucun chef d’état ne veut le recevoir officiellement (y compris en France) et les Chinois, tout en prétextant de temps à autre de vagues négociations pour faire plaisir aux Américains, refusent de le reconnaître, attendant sa mort pour dénicher sa ‘réincarnation’, comme ils l’ont fait pour le panchen-lama ». Vers qui se tourner alors ? « Vers l’Inde naturellement – estime Vikram Ghose, un journaliste indien : l’Inde, qui a toujours été reconnaissante du rôle-tampon que le Tibet a historiquement joué avec la Chine, l’autre Géant d’Asie. Le dalaï-lama, continue Ghose, sait parfaitement que le Bharatiya Janata Party, ‘le parti de hindous’ (ils sont 850 millions en Inde), qui gouverne actuellement, est anti-chinois (le ministre de la Défense indien a même appelé les Chinois « notre ennemi N°1 »), contrairement aux précédents gouvernements du Congrès. D’où, peut-être, cette tentative de rapprochement par le biais de l’hindouisme ».
Il est vrai que le soutien du gouvernement indien serait indispensable à un Tibet libre. « En cas de chaos en Chine, le dalaï-lama, avec l’accord tacite de l’Inde, pourrait reprendre les rênes de son pays. Et l’Inde obtiendrait le soutien international pour que la proposition de 1988 du Prix Nobel au Parlement de Strasbourg soit mise en œuvre : un Tibet démilitarisé, dénucléarisé, qui fasse à nouveau tampon antre les deux géants d’Asie », estime Claude Arpi.
FRANCOIS GAUTIER – TRIVANDRUM / BANGALORE / ALLAHABADEncadré : le Karma-pa
Quelle saga que celle de ce jeune garçon de quinze ans, qui serait la réincarnation du seizième Karma-pa, troisième personnage de la hiérarchie tibétaine. Urgen Trinley Dorge, car tel est le nom du dix-septième Karma-pa, fut retrouvé en 1992, dans une famille de nomades de la région de Chathoh au Tibet, par une équipe de moines envoyés par le dalaï-lama, et cela grâce à une lettre laissée par son prédécesseur, qui aurait donné des indications précises quant à sa prochaine réincarnation. Fait exceptionnel, les Chinois reconnaissent également la réincarnation du Karmapa… et s’empressent de mettre la main dessus, afin de l’endoctriner et d’en faire un parfait symbole de “l’entente cordiale” entre le Tibet et la Chine. Et en effet, on remarque souvent le jeune garçon à Beijing lors de cérémonies officielles et on l’entend même psalmodier des chants tibétains pour l’âme de Mao Tsé Tung ! Du coup, les Chinois déclarent le monastère de Tsurphu, à 50 kilomètres de Lhassa, siège tibétain des Karmapa, “un exemple patriotique”… et s’endorment sur leurs lauriers ! Et c’est là, en janvier dernier, que le jeune lama, accompagné de deux moines, trompe leur vigilance, au moment où ses gardiens s’y attendaient le moins, car la plupart des cols sont enneigés et certains sont réputés infranchissables en cette période de l’année. Le Karmapa parcourt en l’espace de neuf jours 1300 kilomètres, à pied et quelquefois en Jeep, et arrive épuisé à Dharamsala, où il est immédiatement reçu par le dalaï-lama, puis emmené à un monastère proche, afin de le mettre à l’abri des curieux, des journalistes (l’auteur a obtenu en avril dernier la première interview du Karma-pa) et des espions chinois.
L’Inde, qui, a donné asile au dalaï-lama depuis qu’il a fui le Tibet en 1959, mais tente depuis quelque temps d’améliorer ses relations avec la Chine, avec qui elle est en conflit frontalier, est bien embarrassée et n’a toujours pas donné permission au Karma-pa de se rendre au monastère de Rumtek, siège indien des Karma-pa, qui se situe au Sikkim, état revendiqué par Beijing. C’est en tous les cas “la guerre des réincarnations” qui continue. Rappelons qu’il y a eu, il y a quelques années, deux réincarnations du panchen-lama, deuxième personnage de la Trinité tibétaine : l’une choisie par la Chine et l’autre par le dalaï-lama, un jeune garçon, qui est aujourd’hui séquestré en Chine avec toute sa famille. Et lorsque le dalaï-lama, qui a aujourd’hui 65 ans, mourra à son tour, les Chinois entendent bien “retrouver” eux-mêmes sa réincarnation et ainsi se débarrasser de l’obstacle numéro un à leur sanglante mainmise sur le Tibet.
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