Assis par terre en tailleur dans sa maison de la banlieue de Madras, un chignon sur la tête, le front peint de cendres, de lourds colliers (malas) autour du cou, Swami Pranavananda Brahmendra Avadhutha tapote sur un ordinateur portable dernier cri, qui est en permanence branché sur Internet, a deux téléphones portables devant lui… et est nu comme un ver ! Rien de trop anormal jusqu’ici : de nombreux hindous, une fois arrivé l’âge de la retraite, deviennent des sadhous, c’est à dire des moines hindous qui renoncent à tout, parfois jusqu’aux vêtements, pour certains adorateurs du dieu Shiva … Sauf que notre Swami (titre respectueux donné aux moines, saints et yogis hindous) est blanc de peau, est né Christian Fabre et est tout ce qu’il y a de plus Français…Il voit le jour le 8 juin 1942 à Béziers, d’un père employé à la SNCF et d’une mère au foyer. Très jeune, Christian ressent ses premiers appels au mysticisme : « le curé de ma paroisse était un type formidable, toujours en soutane rapiécée (ah, déjà le renoncement aux vêtements), toujours prêt à faire la charité, un véritable saint », se souvient-il aujourd’hui. Christian veut alors entrer au petit séminaire, au grand dam de son père, communiste et athée, qui s’écrie : « un fils prêtre – jamais, tant que je serai vivant » ! Christian passe donc un bac à Béziers sans histoire et part faire la guerre en Algérie, « où il ne tue personne, sauf un chacal, mais voit tout de même pas mal d’horreurs ». Démobilisé, il monte à Paris, où il est tour à tour employé de la SNCF, voyagiste, puis agent immobilier, avant de dégotter un travail bien payé avec l’entreprise de cuir franco-belge Kreglinger. Il se débrouille tellement bien, qu’on lui propose peu après un poste d’acheteur de cuir à Madras, capitale du sud de l’Inde. Christian, qui vient de se marier, accepte. Il débarque donc à Madras (aujourd’hui renommée Chennai) en octobre 1971.
Il existe une photo de Christian et de sa femme dans leur maison de Madras, une guirlande de fleurs autour du cou, leur boy (serviteur) assis à leurs pieds, dans la plus pure tradition coloniale. L’Inde est alors à la mode, les Beatles viennent d’y faire un tour, le salaire est royal et tous les frais sont payés : c’est la belle vie et toute idée de mysticisme le délaisse. Mais en 1974, sa femme le quitte et c’est le premier grand choc de sa vie : « j’étais terrassé, mon monde s’écroulait », reconnaît-il vingt ans plus tard. Il refuse de rentrer, lorsque Kreglinger le rappelle pour le poster autre part, se réfugie dans le travail et fonde en 1983 sa propre société : « Fashion International », un bureau d’achats qui sous-traite pour des entreprises de vêtements françaises. Dans un premier temps, il doit trimer dur, dans une Inde pas très moderne : « pas de email, pas de fax, pas même de télex, il fallait hurler au téléphone pour se faire comprendre ». Mais en compagnie de deux associés indiens, il finit par percer: aujourd’hui, Fashion International, première entreprise de ‘sourcing’ du sud de l’Inde, qui fournit Kenzo, Lee Cooper, DDP, Oxbow, ou Liberto, donne du travail directement et indirectement à 60.000 personnes, tailleurs, tisserands, teinturiers, réparties dans 23 usines, et a fait l’année dernière un chiffre d’affaires de sept millions d’Euros, avec un bénéfice brut de six cent mille Euros. Actuellement Swami Pranavananda est un des plus gros payeurs d’impôts du sud de l’Inde !
Il travaille donc comme un dingue, fume soixante cigarettes par jour, descend cinq whiskies tous les soirs… et cela commence à aller mal dans sa tête et son corps. On lui conseille de faire du yoga et un peu de méditation, et quinze ans après son arrivée en Inde, il se met à la recherche de la sagesse indienne, même s’il avoue aujourd’hui : « j’étais très méfiant car de par ma naissance française, j’ai une fibre cartésienne en moi et je savais qu’il y a en Inde beaucoup de Swamis bidons». Après avoir rencontré maints gourous, il n’est pas plus avancé, lorsqu’en 1988, on lui conseille d’aller voir Swami Sarveshwara, un saint homme de Trichy, deux cents kilomètres au sud de Madras. Et là, il a le deuxième grand choc de sa vie : « Je ne comprenais pas très bien, car l’adresse donnée correspondait à une léproserie et quand je suis entré dans sa chambre, j’ai vu que ce Swami tout nu, dont les mains et les pieds, avaient été bouffés par la lèpre » ! Mais c’est l’éblouissement : « quel rayonnement extraordinaire, il était beau et souriant, bien au delà de sa lèpre, comme si même elle avait été un tremplin vers sa réalisation ». Autre saisissement : « il y a longtemps que je t’attendais », lui dit le Swami lépreux. Et même si « mon esprit cartésien ne comprenait pas », Christian Fabre tombe alors aux pieds du shivaïte aux moignons.
Commence alors deux années d’intense bonheur, mais aussi de vie compliquée : « tous les week-ends, je me tapais huit heures de bus pour aller voir mon gourou et la nuit je dormais dehors sur une simple natte, avec les moustiques et la chaleur». Et puis, après deux ans, Swami Sarveshwara lui déclare un beau matin: « tu es prêt maintenant à prendre le sannyasa ». Qu’est ce que le sannyasa ? « C’est la mort à soi-même pour renaître à Dieu, ainsi que le renoncement au monde et ses possessions matérielles », explique Christian. S’ensuit une cérémonie simple « mais extrêmement émouvante », où son gourou lui remet un pagne de couleur orange, symbole en Inde de la reconciation, un mantra (syllabes sacrées à se répéter inlassablement à soi-même) et un nouveau nom, Swami Pranavananda Brahmendra Avadhuta, avec consigne de ne jamais porter de vêtements cousus, de ne pas argumenter pour essayer de convaincre et de ne pas accepter de cadeaux. « Je n’étais plus ce petit Français, je n’étais plus cette enveloppe matérielle, j’étais tout et je n’étais rien. Il n’y avait plus de différence entre vous et moi, entre ce corps-ci et celui-là ».
Christian cherche alors un endroit pour se retirer, pour être loin de la ville et de ses bruits, tout en continuant de s’occuper de son affaire à temps partiel. Il va donc de temple en temple, de village en village et partout les gens se prosternent à ses pieds, faisant fi de sa peau blanche, extraordinaire tolérance de l’Inde. En 1987, il a une forte expérience au temple de Vriduchalam, dans l’état du Tamil Nadu : « j’ai eu la conscience du Soi éternel, la certitude de qui je suis vraiment, au-delà de mon corps et de mon petit mental.» En 1988, il achète pour 75.000 roupies (1500 Euros) deux hectares dans les collines de Kolli qui surplombent la plaine du Tamil Nadu : « il y avait des arbres, une source pour boire, une petite route d’accès et cela me suffisait ». Au début, Christian et ses premiers disciples, Ani Patharathyl, un photographe de talent et Sunny, ainsi que sa femme, tous les trois Chrétiens du Kerala, vivent tous ensemble dans une petite hutte « avec les scorpions et les serpents ». Depuis, ils ont planté 20.000 arbres dans l’ashram, qui s’étend maintenant sur 18 hectares, du café, des bananiers et des ananas « pour devenir autosuffisants », ainsi qu’un jardin potager « avec des graines achetées en France ». Il y a un bâtiment principal, des petits cottages pour les invités, un temple et même une grotte pour méditer.
Christian applique alors dans sa vie les principes de renonciation : plus rien ne lui appartient aujourd’hui, ni son entreprise : « je n’ai plus de contrat avec mes deux associés, et je peux donc partir quand je veux » ; ni sa maison de Madras, « qui est au nom d’un de mes collaborateurs » ; ni son ashram, « qui est gérée par un trust » ; et il reverse une partie des bénéfices à ses employés. Petit à petit, il se désengage des affaires, passant quinze jours dans son ashram et quinze jours à Madras. « Mais éventuellement, je voudrais ne plus bouger de l’ashram, et grâce à l’Internet c’est possible », énonce-t-il. En effet, n’ayant pas de téléphone, Swami Pranavananda a fait installer une antenne au sommet de sa colline et il est ainsi en ligne 24 heures sur 24, pouvant voir instantanément grâce à un système élaboré tout ce que ses employés tapent à Madras sur leurs ordinateurs : comptes, production, contrôles de qualité, etc. « C’est sans doute pour cela que l’on m’appelle ici ’Internet Swami’ », sourit-il.
Et la nudité alors, que le Swami pratique quand il est chez lui à Madras, ou dans son ashram ? « Dans l’esprit shivaïte, nous renonçons à tout, même aux vêtements. Et être nu, c’est aussi mettre notre sexualité à nu, car nous ne pouvons plus tricher et ce n’est plus le sexe qui nous contrôle, mais nous qui contrôlons le sexe ». Jeu dangereux, même s’il est clair, après avoir passé quelque temps en compagnie de Swami Pranavananda, qu’il n’y a pas d’ambiguïté chez lui. D’ailleurs, les femmes qui l’entourent, disciples ou assistantes, trouvent tout cela normal, chose remarquable dans un pays qui a gardé de la colonisation britannique une pruderie extrême. Dans son bureau et lorsqu’il voyage, Swami Pranavananda, se ceint chastement d’une étoffe et d’un pagne orange. Mais il détonne quand même : « ayant des billets gratuits de par le volume de freight que nous exportons, je voyage en classe affaires lorsque je dois me rendre à Paris pour rencontrer mes clients. Vous ne pouvez pas imaginer la tête des hommes d’affaires français en cravate et en veston dans le Salon Espace de Charles de Gaulle, quand je débarque avec mon chignon, mes colliers et mon pagne orange ! Et lorsque je sors mon ordinateur portable et que je commence à pianoter sur Internet, alors là, les yeux leur sortent carrément de la tête» !
Swami Pranavanananda a maintenant trois nouveaux shyshias (disciples), dont un Français de Marseille qui va débarquer d’ici peu et il possède même son propre site Internet (aumnamahshivaya.org), où il « chat », répond aux questions et offre des conseils. Pourquoi des disciples, pourrait-on se demander ? « Mon maître m’a dit que je ne pouvais pas garder cette connaissance uniquement pour moi-même et qu’étant Français, je serais à mieux de la prodiguer à des Occidentaux ». Le Swami s’occupe également des villageois aux alentours de son ashram « qui sont très pauvres » et a établi un petit dispensaire pour eux, car il n’y a pas d’hôpital à 60 kms à la ronde.
Swami Pranavananda pratique une méditation très simple, « qui consiste à observer les pensées sans s’identifier à elles, observer ce qui se passe dans le corps, sans s’identifier à ses mouvements, et à un moment, lorsque vous êtes maître de votre pensée, y introduire le concept du Seigneur Shiva, ou de Jésus Christ, ou de Bouddha ». Car le shivaïsme, c’est la philosophie de la non-dualité, de la non-vie : ni mort ni naissance. « Les Français pensent que l’hindouisme est une religion polythéiste, mais c’est tout le contraire : les hindous savent pertinemment qu’il n’y a qu’un seul Dieu, qui se manifeste de manières multiples à différentes époques et sous des noms différents ». Finalement, quel message, Swami Pranavananda Brahmendra Avadhuta, ce Français qui a été jusqu’au bout de son expérience, voudrait-il faire passer aux lecteurs du Point ? « En Occident on rejette souvent la responsabilité de ce qui vous arrive sur le destin. Mais la fatalité, ce ne sont que vos actions passées qui arrivent à fruit. Vous êtes responsables de vos actions. Le jour où vous avez compris cela, vous vous prenez alors en charge et vous acceptez la vie telle qu’elle est ».
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