“N’abandonnez jamais votre but, quelles que soient les circonstances – même si tout semble se liguer contre vous”, admoneste un panneau dans l’antichambre de Tenzing Gyatsho, Prix Nobel de la paix. Nous sommes à Dharamsala, dans les contreforts des Himalaya. C’est là qu’une communauté tibétaine s’est recréée autour du quatorzième dalaï-lama, Océan de Sagesse, Tout Parfait, Lotus Vénérable. Et il n’a pas abandonné, après 45 ans de lutte, alors même que les Chinois ont tué 1,2 million de Tibétains, rasé 6254 monastères, et détruit 60% des archives religieuses. Tenzing Gyatsho se bat toujours pour la liberté de son peuple, avec acharnement, dévouement et une compassion sans égale. Recevoir les journalistes fait partie de ce combat-là.
Fig-mag. Un million de Français s’intéressent au bouddhisme tibétain. A quoi attribuez-vous ce phénomène ?D.L. Il y a, je crois, trois raisons. D’abord un phénomène de mode: l’humanité est sans cesse à la recherche de quelque chose de nouveau – un nouveau style vestimentaire, une nouvelle voiture, une nouvelle religion même ! La deuxième, c’est l’aspect utilitaire du bouddhisme, qui apporte des solutions pratiques – au contrôle de la colère, par exemple. La troisième, c’est son côté scientifique, qui va au-delà de la foi aveugle de certaines religions et demande au pratiquant de ne croire que ce qu’il expérimente sur lui-même. C’est particulièrement cet aspect-là qui attire en ce moment les athées, ou ceux qui sont lassés des credo religieux.
Cela dit, je me suis toujours opposé à ce que les gens changent de croyance comme ils changent de chemise, car souvent leur religion correspond à un atavisme et à une culture qui leur est propre. La France, qui par exemple, est un pays à grande majorité chrétienne, devrait s’y tenir, excepté pour ceux qui sentent vraiment que le bouddhisme va leur apporter quelque chose de plus.
F.M Que pensez-vous du christianisme ?D.L Je suis un bouddhiste et je ne crois pas, par exemple, à la notion du Créateur, chère aux chrétiens. Par contre, je crois en la réincarnation – et vous n’y souscrivez pas. Mais cela ne m’empêche pas de respecter votre religion. De la même manière, j’attends de vous une tolérance identique pour le Bouddhisme et que vous ne cherchiez pas à nous imposer le christianisme ! Quand les missionnaires américains convertissent à coups de dollars les Mongols, qui sont bouddhistes de tradition, je ne comprends pas du tout ! Il semblerait que la même chose se passe au Tibet, avec la bénédiction des Chinois, pour qui tout ce qui aide à effacer la culture tibétaine est le bienvenu. Ils sont un peu primaires ces Chinois ! Savez-vous que pour faire contrepoids au film Kundun, qui a eu un succès mondial, ils ont tourné leur propre version de Kundun, qui était tellement mauvaise, que les Chinois même n’en ont pas voulu (et le dalaï-lama part d’un de ses merveilleux rires qui secouent tout son corps)
F.M. Vous avez rencontré le Pape. Quelle a été votre impression ?D.L Oh, c’est un saint homme et j’ai énormément de respect pour lui : quelle détermination, quelle conviction dans ses poursuites spirituelles ! Et saviez-vous qu’il a une énorme sympathie pour les souffrances du peuple tibétain, car il a lui aussi connu la persécution sous le communisme. Bien sûr, il n’exprime pas cette sympathie en public, car il a toujours en tête le sort des chrétiens chinois qui sont sous la férule de Beijing… (silence)… Je dois dire cependant que certains de ses propos sur le bouddhisme, démontrent… une certaine ignorance de notre religion… (rires)… mais cela ne fait rien, je l’aime bien quand même !
F.M Les communistes chinois ont toujours l’air autant braqués contre vous…D.L. C’est vrai. Mais vous seriez surpris d’apprendre que le bouddhisme tibétain est en train de prendre pied en Chine. Même le mouvement Falung est inspiré du bouddhisme. Et si c’était la spiritualité qui renversait le communisme chinois ? Le totalitarisme n’a pas d’avenir au 21ème siècle – de même la théocratie, aussi ouverte soit-elle – et c’est pour cela que le Tibet indépendant ne sera pas théocratique. Maintenant, il y a des éléments dans l’idéologie marxiste auxquels je souscris: le partage des ressources, ou le souci des plus pauvres par exemple. Il est évident qu’une économie socialiste est plus proche de l’idéal bouddhiste qu’une économie sauvagement capitaliste.
F.M Certains futurologues, tel Samuel Huntington, ont prédit que le 21è.siècle verra un confit entre l’Occident et l’Islam, avec la Chine soutenant l’Islam. Qu’en pensez-vous ?D.L le fanatisme n’appartient pas qu’à l’Islam: il y aussi du fanatisme chez les chrétiens, les hindous, les bouddhistes même – dont certaines sectes se déchirent entre elles. Je crois qu’il y a un manque de communication entre les religions, qui est peut-être dû à un isolement physique. Prenez par exemple un musulman malaysien, qui vit au milieu de ses frères chrétiens ou hindous, il est beaucoup plus tolérant qu’un musulman saoudien, qui ne fréquente que des musulmans. C’est vrai, il y a un conflit d’idéologie aujourd’hui, mais il est dans l’intolérance des religions et la rigidité de leurs Ecritures, pas dans les hommes. La clé c’est de faire descendre ses croyances dans la vie de tous les jours, de mettre en pratique l’amour du prochain et la tolérance. C’est cela qu’enseigne le Bouddhisme.
F.M Quatre mois après la fuite du Karmapa, quel est le bilan ?D.L. Formidable ! Vous savez que le karmapa est un « bouddha vivant », la dix septième réincarnation du Gyalwa Karmapa Rinpoche, chef de la secte des Kagyu (chapeaux noirs), et le troisième personnage de la hiérarchie tibétaine (derrière le dalaï-lama et le panchen-lama). Ainsi les leaders des quatre sectes du bouddhisme tibétain se trouvent réunis en Inde, hors de portée des Chinois. Lorsque qu’il est arrivé à Dharamsala, j’étais le premier surpris, car je n’étais pas au courant de sa fuite, qu’il avait tenue extrêmement secrète. C’est un enfant formidable, qui est sage bien au-delà de son âge: il a huit cents ans de réincarnations derrière lui !
F.M Que va-t-il faire maintenant ?D.L. IL va avoir la liberté d’étudier sous la tutelle des meilleurs professeurs de bouddhisme tibétain, tous des grands lamas qui ont réussi à s’échapper du Tibet occupé. Je vais personnellement m’occuper de certains aspects de son éducation: il va apprendre l’Anglais, l’histoire, la géographie, s’initier aux réalités du monde d’aujourd’hui…
F.M Quand pourra-t-il se rendre au monastère de Rumtek au Sikkim (nord de l’Inde), le siège traditionnel des karmapas en exil ?D.L (un temps d’hésitation). Vous savez qu’il y a controverse, car un deuxième enfant prétend être le karamapa… c’est très triste. Aussi le gouvernement indien ne nous a pas encore accordé la permission de l’envoyer à Rumtek. Nous attendons. Mais le karmapa est un peu déçu, ce qui est compréhensible.
F.M Quel est le pire scénario pour le Tibet à l’heure actuelle ?D.L (silence)… Une lutte pour l’indépendance du Tibet sans le dalaï-lama. C’est d’ailleurs ce que les Chinois espèrent: ils me donnent encore vingt ans à vivre et sont certains qu’avec avec ma mort, s’éteindra peu à peu la lutte pour un Tibet libre. Et c’est un fait : je suis devenu le porte-parole des Tibétains, leur voix qui se fait entendre de par le monde. Mais peut-être les Chinois se trompent-ils ? Car la raison pour laquelle nous nous sommes enfuis du Tibet en 1959 et que 130.000 des nôtres nous ont suivis, c’est pour que le Tibet vive ! Aujourd’hui, la jeune génération de Tibétains née en exil, même si elle s’est occidentalisée, même si elle est vêtue de jeans et arbore des cheveux longs, porte le Tibet dans son cœur. Ils ont préservé les qualités des bouddhistes tibétains: joie, stabilité, égalité d’âme – et ce sont eux qui reprendront le flambeau s’il m’arrive quelque chose…
F.M Quel est le meilleur des scénarios ?D.L Un Tibet libre… sans le dalaï-lama. La démocratie est la plus belle chose qu’un peuple puisse s’offrir ; et lorsque j’aurai obtenu la liberté du Tibet, je redeviendrai un simple moine. Voilà le meilleur des scénarios !
F.M Vous ne doutez donc jamais ?D.L Jamais. Il y a dix siècles que nous les Tibétains sommes dévoués au Bouddha et notre foi est inébranlable. Il est vrai qu’il y a eu tellement de destructions, tellement de souffrances, tellement d’horreurs commises par les Chinois, que certains d’entre nous ont eu des doutes et ont pensé que la violence était la seule manière de retrouver la liberté du Tibet. Mais pas moi: je suis certain que je reverrai avant ma mort un Tibet libre, c’est notre karma et nous l’avons mérité de par notre égalité d’âme face à la souffrance.
F.M Et le karma des Chinois ?D.L Vous savez, un peuple qui commet un mauvais karma finit toujours par le payer. C’est le principe du ‘karma noir’ qui ne peut se purifier que par la souffrance. Nous les Tibétains avons traversé des siècles de souffrance en quelques années. Les Chinois ont tué des centaines de milliers des nôtres, ils ont rasé nos temples, torturé nos moines, ils ont tenté de coloniser notre pays, d’effacer sa culture. Et ils subiront la même loi : ceux qui ont commis ce mauvais karma se retrouveront un jour ensemble au même moment, dans le même lieu et expieront ensemble ce karma noir… Cela peut être dans quelques siècles, ou cela peut arriver très vite.
F.M Si vous ne renaissez pas quinzième dalaï-lama, qu’allez-vous donc être dans votre prochaine vie ?D.L (riant) Je veux renaître à Paris et être un grand oiseau blanc qui regardera le monde perché en haut de la Tour Effel ! … Non, plus sérieusement, aussi longtemps que le Tibet ne sera pas libre et qu’il y aura souffrances dans ce monde, je renaîtrai encore et encore pour soulager les douleurs de mes frères et des mes sœurs.
F. M Finalement, Votre Sainteté, que pensez-vous avoir apporté au monde ?D.L (Le dalaï-lama nous tend une petite statue surmontée de plusieurs têtes et affublée de nombreux bras): Voilà, c’est Avalakiteshwara, le Seigneur de la Compassion et de l’Amour pour son prochain (le dalaï-lama est considéré par ses fidèles comme une des incarnations d’ Avalakiteshwara )…
(* Et concluant d’un autre de ses rires formidables, il joint les mains en signe d’adieu)
PROPOS RECUEILLIS A DHARAMSALA PAR FRANCOIS GAUTIER
Comentarios